Liliane Giraudon s’entretient avec Sandra Raguenet à propos de son livre récemment paru, L’Omelette rouge (éditions P.O.L.)
Liliane Giraudon : et pour aggraver du trouble dans le genre la fausse couverture introduit le mot « Mélodrame »… qui tirerait plutôt du côté théâtre, version « drame populaire caractérisée par le pathétique, le sentimentalisme et des situations invraisemblables… ». Autrement dit beaucoup d’ingrédients propres à soulever l’estomac poétique.
Et pourtant ce livre est un livre de poésie et il se pose et dépose sous cette étiquette.
Super gélatine.
Ce qu’on aime arrive comme on éternue.
J’aimerais que ce livre intervienne comme un arrivage de poisson frais dans la moraline politico campagnarde (sous capote révolutionnaire) qui nous coule dessus ces temps derniers. Et face à ce qui se prépare du côté charme layette et couple recomposé. De part et d’autre, des tentatives crasseuses de « restauration »…
Alors que Marat (cité par Jacques-Henri Michot) nous le rappelle, quand il s’agit de liberté, d’égalité, d’émancipation, nous devons tout aux émeutes populaires…
Même si ce livre peut être lu comme on feuillette un ouvrage dont on ne connaît pas l’usage ou si certains de mes amis poètes disent avoir du mal à y « pénétrer » ce livre est un livre de poésie c’est à dire une « pratique » où bien avant l’existence du cinéma on utilisait le found footage c’est à dire l’emprunt et le remontage…
S.R. : Sur Facebook quelqu’un se demandait si l’omelette rouge était une référence directe aux menstrues…
Liliane Giraudon : (rires)… non, pas un hommage à Gina Pane (qui exposa les traces de ses « règles » et dont je salue le fantôme au passage) mais à Sarah Bernhardt, artiste travestie (Hamlet, Lorenzaccio, Prométhée…) amie des communards et dreyfusarde, que ses ennemis appelaient « l’omelette rouge »… Derrière elle, invisible et pour le coup fantomal et non nommé (alors qu’il est bien vivant, lui) Steven Cohen en drag queen revisité et qui, se faisant arrêter par les flics au cours d’une de ses performances déclare faire d’eux ses chorégraphes associés…
C’est une imbrication fantasmée de ces deux corps qui est à l’origine du livre, son écriture… ajoutée à la découverte du rouge floral de Twombly inséparable pour moi d’un texte de Barthes sur le corps de l’artiste et la prostitution. Le texte était dans un catalogue de Twombly et portait un titre latin qui m’avait intriguée « Non multa sed multum ». Cette succession de neutres difficilement traduisibles hors contexte… « Non pas de nombreuses choses mais quelque chose de nombreux… ». Il y disait que dans l’œuvre de l’artiste c’est son corps qui est acheté : « échange dans lequel on ne peut que reconnaître le contrat de prostitution. ». C’est ce que Barthes dit. L’énigme de ce « quelque chose » a été la secousse qui a impulsé ce livre dont les séquences sont composées comme une succession des levers de rideau.
S.R. : le thème de la prostitution était déjà présent dans La poétesse (P.O.L) … La poète (qui est toi et pas toi) dit qu’elle est née l’année où on a supprimé les bordels et se demande quel rôle cette décision a eu sur sa vie. La sienne. Et elle ajoute « chacun a quelque chose à voir avec la prostitution. Masculin ou féminin on est tous des putes »…
Liliane Giraudon : ça, ça me semble un truisme… mais ce qui m’intéresse là dans ce que tu viens de dire c’est le son de « pas toi » que j’ai entendu comme « patois » et du coup je me sens comme éclairée par ce mot ou plutôt l’omelette se trouve comme on dit dans un bon éclairage ou plutôt sous un éclairage juste. Vivants et morts en surface, à tremblante égalité. Langue dominante et petites langues minoritaires, moribondes… enfouies dans une sorte d’étymologie sauvage, souterraine…
C’est vrai qu’aujourd’hui on parle de rouvrir les « maisons closes » peut-être que l’année de ma mort sera celle de leur réouverture. Deux évènements politiques qui en disent aussi long que les luttes sociales et leurs répressions (brutales ou subtiles)…
J’en suis au point où des débris d’images, de séquences verbales se déposent en moi en strates successives un peu comme un dépôt d’ordures (j’aime assez cette idée) et mon acte de tri, de visibilité est assez réduite, c’est du moins ce qu’il me semble. Comme tout le monde j’habite un monde où les choses qui arrivent souvent me dépassent, je ne parviens pas à les comprendre, à les analyser. L’écriture, le dessin et peut-être plus précisément l’écriture du poème sont alors des réponses ponctuelles, des « pratiques » opposées à cette perception engloutissante… un acte incertain et tranchant et aussi une manière. Manière de faire la lumière, d’éclaircir, d’organiser… Tenter de le faire. Une sorte de vision nette les yeux fermés…
En être réduite à tisser une étoffe alors que tu es devant un métier dont tu ne vois pas les fils, à peine les couleurs mais tu tisses il faut tisser.
Peut-être une rage de parler, liée à une rage de l’exactitude… Sans savoir où on va, où il faut aller…
Travailler sur le langage c’est travailler sur un bien commun…
Ici, on ne travaille pas à son compte. Un développement sans progrès. C’est sans doute pour ça que les histoires de maîtrise passent mal.
Et aujourd’hui, la dispersion du poème qui semble donner des furoncles à certains a quelque chose à voir avec ça. Cette dispersion m’apparait comme un signe de vitalité, je ne peux que me réjouir de cette extension du domaine du poème dont le programme était déjà annoncé chez Mallarmé. Bien sûr qu’il y a du désordre, de la perte, du déchet… Ce qui dérange nos caméras de surveillance… Ceux qui veulent contrôler se trouvent avec de vieux outils pour le faire et doivent en changer. Ce qu’ils font, car du côté du contrôle (quel qu’il soit) on trouve toujours des troupes fraîches… D’ailleurs… mais il me semble que je suis en train de te parler de la mer alors que nous sommes à la montagne…
S.R. : j’aimerais qu’on revienne à la composition de l’Omelette, ces 7 séquences aux titres assez violents et qui semblent fonctionner comme des légendes … I Les pannes sont des passes, II La vodka se vend au poids, III Bleu Eva Hesse pour finir en rose Twombly, IV Son petit bébé dans le congélateur ?, V Faire une pipe à Erich Von Stroheim, VI Pouchkine en black réparé, VII Le cœur des femmes est un fromage…
Liliane Giraudon : curieux que tu utilises le mot « légende » pris dans le sens de la photographie, de l’image. On légende des images et alors ces titres seraient le texte, les poèmes qu’ils introduisent auraient une fonction imageante. Fiction ou documentaire ? Archives ? Vidéo surveillance ? TiVi ? Je ne sais pas. Je préfèrerais peut-être « carton ». Ce que je sais c’est que j’ai commencé l’écriture de ce livre après avoir travaillé avec Akram Zaatari sur un cinépoème muet en noir et blanc, à Tanger « Les arabes aiment les chats ». Je peux presque dire que Sarah Bernhardt, Steven Cohen et Akram Zaatari sont les co-auteurs de ce livre. Avec tous les morts qui le traversent
S.R. : et dont la liste est donnée en final et par ordre d’apparition.
Liliane Giraudon : oui. Rappelle-toi Nosferatu. Le pont. Celui qui arrive. Mais ici les morts ce sont les vivants. Ils dorment dans les sangles du poème. Y tiennent une fonction de dormance au sens du pouvoir que les graines ont de conserver leur capacité de germination. Ce sont les témoins. Les passeurs. Ils reviennent nous éclairer sur ce qui nous arrive. Quand on veut limiter l’éducation donnée à « avoir » « posséder » « détruire »…
Mais un livre il faut le lire plutôt que d’en parler…
Et puisque Pasolini n’est pas un personnage du livre bien que cité en quatrième de couverture avec sa formule « la seule poésie est la poésie à faire » je voudrais rappeler ce qu’il disait juste avant d’être assassiné : « Peut-être est-ce moi qui me trompe. Mais je continue à dire que nous sommes tous en danger… »
Marseille mai 2011
©Liliane Giraudon & Poezibao