Dans le calendrier grégorien 1986 est, à bien des égards, une année que beaucoup qualifièrent de chargée : passage de la comète de Halley>explosion surprise du réacteur 4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl>raid massif de l'U.S. Air Force sur Tripoli>la France expulse 110 Maliens par charter> « Baby Doc » Duvalier s'enfuie d'Haïti>je crois que les Canadiens de Montréal éclatent les Flames de Calgary en finale de la Stanley Cup>la navette Challenger cague des confettis au-dessus de la Floride &, pour le reste de l'humanité, il faut bien avouer que c'est plutôt télégénique>les Russes se cassent d'Afghanistan>l'Espagne & le Portugal deviennent membres de la CEE>Daniel Balavoine, Coluche & Le Luron meurent presque en même temps mais pas pour les mêmes raisons>le Minitel fait un tabac, ce qui donnera à François Cusset l'occase de se moquer gentiment d'Alain Minc vingt ans plus tard>Ah ! … en parlant de morts, Borges & Genet y passent aussi>Dominique Lapierre écrit La Cité de la Joie tout seul>le prix Goncourt revient à l'inoubliable Michel Host (?) pour son inoubliable Valet de la Nuit (?)>& le prix Nobel va à Wole Soyinka, rock star intersidérale de la poplittérature européenne(?).
Perso, je terrassais le programme de CP, l'âme constellée de smileys & de bermudas fluos.
86 c'est aussi l'année où Mason Ellis, lâché par sa muse, se cherche. Mason est un type complexe qui s'est pris au moins une fois pour Sophie Tolstoï avant de partir en sucette. Beaucoup d'entre nous ont reconnu que c'était pour le bien de la littérature. Ceci dit tout aurait pu commencer comme un bon vieux roman familial cowboy sorti tout droit d'une saloperie d'atelier d'écriture de l'université de l'Iowa avec sa ribambelle de portraits iconoclastes de parents & de bambins iconoclastes emportés par la marée poisseuse d'une fin de siècle hystérique, humour & mélancolie à parts égales, un roman polyphonique ça va sans dire, efficace, avec quelques relations sexuelles foirées dedans, peut être même tout un passage sur une partie de baseball pour illustrer la synthèse de l'univers. Soyons un peu fous : My Amputations de Clarence Major était bien parti pour rejoindre l'écurie étoilée d'Olivier Cohen qui nous fait tant rêv__________nan, je rigole. Je ne sais même pas si ses agents défricheurs connaissent le royaume enchanté de la coopérative FC2. Passent plus de temps dans les travées de la Foire de Frankfurt je crois. A la limite ça serait plutôt une papillote pour les gars de Lot 49... ou de Cambourakis qui délaisse un peu les forêts sombres de la Hongrie pour nous offrir un petit cadeau secret motorisé. Enfin... enfin quoiqu'il en soit Mason est déjà loin & n'en fait qu'à sa tête. A un moment donné, il finit même par atterrir en taule. Vu l'intensité avec laquelle il a vécu les premières pages, c'était à prévoir. On ne sait pas trop combien de temps ça dure, en tout cas c'est assez long pour qu'il se mette à lire en boucle le roman d'un certain Clarence McCay avec une opiniâtreté telle qu'il parvient à se persuader qu'il en est l'auteur - syndrome Sophie Tolstoï. Le décrochage est irréversible. Une fois dehors toto se rend chez McCay, le menace, le séquestre patati & patata... L'inversion romanesque se fait d'elle-même. Une amputation identitaire qui vient malgré tout combler un vide, laissant d'invisibles filets de bave pandouiller aux tronçons découpés dès le lever de rideau. Mason, dans un grand quikening symbolique, devient l'Auteur falsifié. Il inaugure un nouveau processus, enfilade sémantique extraordinaire qui le verra parcourir la grande Amérique littéraire de long en large, une bonne partie de l'Europe (spécial big up à la place Massena) pour finir en Afrique. Bien entendu c'est à ce moment scintillant, celui où Mason se « reconnaît » & devient l'Autre, qu'on s'attend à voir la matrice secouer son popotin pour en sortir la question à cent mille dollars : Qui suis-je, vraiment ? On nous a déjà fait le coup un million de fois, je sais. Mais, croyez-moi, ça fonctionne toujours aussi bien.
Lorsque My Amputations paraît, en 86 donc, Clarence Major vient de passer une décennie de pure création artistique (fiction, poésie, peinture & sculpture selon un agenda aléatoire) qu'il a délicatement posée de façon oblique, la cachant presque tout à fait aux yeux du monde – ça n'était pas forcément une stratégie personnelle. Un petit groupe de ronchons bien placés aux rubriques culturelles ne voyait pas trop où il voulait en venir (ben ouais c'est quoi cet romancier noir qui n'écrit pas sur la condition des noirs ?). Car en vérité je vous le dit, Clarence Major, tout comme son personnage, est afro-américain & cela devrait sans doute signifier quelque chose en soi. On aurait au moins voulu le coller aux basques de Ralph Ellison ou même d'Ishmael Reed mais la position de My Amputation vis-à-vis de la communauté noire est bien plus complexe. Major, à qui l'on a parfois reproché le manque d'engagement communautaire des ses livres, a fait beaucoup d'efforts pour s'affranchir de cet axiome discriminant, l'incluant de façon ironique dans son récit. Alors que Mason a volé l'identité de McCay-le-Romancier & qu'il fait la tournée des universités pour participer à des lectures, une étudiante lui pose cette question : « J'ai lu quelque part que les critiques noirs ne respectent pas votre travail parce qu'il n'est pas assez militant & que les critiques blancs n'osent rien dire sur vos livres de peur d'offenser les critiques noirs. Qu'en pensez vous ? » Ce à quoi Major, par la bouche de Mason, répond : « Eh !? ». Ça n'est tout simplement pas son propos. En fait il travaille à définir une nouvelle subjectivité loin de ses prétendues bases. Ses textes ne décrivent que très rarement, voire jamais, une réalité sociale, même fantasmée ou sublimée. Ils rajoutent simplement une nouvelle couche, par-dessus. Dans cette conception artistique d'une liberté totale la dimension de ses personnages est bien trop profonde pour les réduire au seul paradigme racial. Mason est, à la rigueur, le prototype antagoniste & émancipé de l'homme invisible d'Ellison a qui il n'emprunte que la moitié du nom comme pour s'alléger les poches, c'est surtout un affranchi du système (romanesque, social, culturel...), une machine à falsification littéraire en plein climax.
Peut être faudrait-il d'ailleurs regarder du côté de Gaddis - parlant de falsification - & de ses merveilleuses, cultissimes & toujours trop peu lues Reconnaissances pour trouver un calque fonctionnel. Au jeu des filiations à deux balles Mason pourrait se lire en rejeton sauvageon de Wyatt Gwyon. Son génie opportuniste ne s'exprime pas dans la réalisation parfaite de copies de maîtres mais plutôt dans la création d'une réalité propre, d'une copie de copie réamorçant sans cesse l'origine de ses sources. Le titre des Reconnaissances de Gaddis fait référence à un vieux texte de l'Antiquité, les Reconnaissances clémentines, dont on ne connaît pas l'auteur & dont l'original grec a été perdu. Ce texte, à l'origine problématique, tire plusieurs flèches jusqu'à nous & semble annoncer, en creux, le négatif moderne de My Amputations. Du moins, une partie de ses enjeux.
Qui suis-je, vraiment ? Bien sûr Mason n'aura jamais la réponse. Clarence Major bluffe bien trop souvent avec la paternité de son texte (idée hautement postmoderne depuis Cervantes, large) faisant incuber dans les interstices quelques bacilles autobiographiques, jouant sur plusieurs niveaux de subjectivité, poussant la recherche identitaire à des confins spectaculaires. L'inversion est sans fin. Qui est Clarence Major après tout ? Sans doute un peu Clarence McCay mais tout aussi bien cet enfoiré de Mason avec qui il partage des bouts non négligeables de CV. Wyatt Gwyon... Sophie Tolstoï... Est-ce lui qui a écrit une demi douzaine de nouvelles en les faisant publier sous le nom de Donald Barthelme ? Trop malin Major ne nous dira rien de tout ceci & Mason finira par donner sa langue au chat, trop occupé à faire des bonds sur le bas-côté. Il ne trouvera, à chacune de ses étapes, que l'écran rechargé d'une nouvelle partie, la confirmation spectrale que l'on ne peut être que des versions différentes de soi-même, une sorte d' « espion dans le corps de quelqu'un. ». Chaque amputation que l'on porte en soi est un vide à la fois dégoûtant & fantastique par lequel rejaillissent cent mille fictions.