Guido Reni (Bologne, 1575-1642),
Le couronnement de la Vierge, c.1607.
Huile sur cuivre, 66,6 x 48,8 cm, Londres, National Gallery.
En des temps où, il faut bien l’avouer, les raisons de s’inquiéter ont tendance à l’emporter sur celles de se réjouir lorsque l’on observe la vie musicale avec un tant soit peu d’attention, assister à l’éclosion d’un jeune ensemble revêt, peut-être plus qu’à l’accoutumée, un caractère émouvant. Voici qu’entrent en scène les musiciens des Traversées Baroques qui ont fait preuve, pour leurs débuts, d’un courage insigne en choisissant d’honorer un compositeur peu connu, Marcin Mielczewski, dans un disque intitulé Virgo prudentissima publié il y a quelques semaines par le label K617.
Un des principes fondateurs de la démarche des Traversées Baroques consiste dans les échanges et la collaboration, autour de projets communs, entre des musiciens originaires de France, de République tchèque et de Pologne ; c’est à la cour de ce dernier pays dans la première moitié du XVIIe siècle qu’ils ont choisi de nous entraîner à l’occasion de leur premier enregistrement. On ignore souvent que la période qui s’étend de l’Union de Lublin (1569) au soulèvement de Khmelnitski (1648), suivi de peu par la première guerre du Nord (1655-1660) qui verra l’invasion de son territoire par les Suédois, correspond à une sorte d’âge d’or pour la Pologne. Malgré des conflits où il résista à des ennemis souvent plus puissants que lui, comme, entre autres, les Russes, le pays put jouir, en effet, d’un système politique largement démocratique et d’une liberté religieuse enviés ailleurs en Europe qui se révélèrent autant de facteurs propices à l’éclosion de la brillante culture qui va marquer les règnes de Sigismond III (1587-1632), ardent défenseur de la Contre-Réforme, et de Ladislav IV (1632-1648), souverain très attaché à la paix. La période connue d’activité de Marcin Mielczewski, principal compositeur documenté dans ce disque, sans doute né à la charnière entre le XVIe et le XVIIe siècle, couvre presque exactement le règne de ce monarque. Avec son contemporain Bartłomiej Pękiel, organiste et maître de chapelle du roi, puis de la cathédrale de Cracovie de 1658 à sa mort vers 1670, Mielczewski fut attaché, au plus tard en 1638, au service de Ladislav IV avant de devenir, durant les cinq années qui précédèrent sa mort en septembre 1651, maître de chapelle de son frère, l’évêque de Płock, Charles Ferdinand Vasa.
Peut-être plus qu’ailleurs en Europe du Nord à la même époque, l’idiome musical dominant de la cour de Pologne était italien. La volonté de Sigismond III avait fait, en effet, se succéder à son service de nombreux compositeurs venus de la Péninsule, comme le romain d’adoption Luca Marenzio en 1596-1597, le vénitien Giovanni Valentini de 1604 à 1614 ou le crémonais Tarquinio Merula de 1621 à 1625, pour ne citer que trois noms demeurés célèbres, dont la présence favorisait, dans le même temps, l’implantation de musiciens et de chanteurs qui en étaient également originaires. Il n’est donc pas surprenant de retrouver dans les pièces de Mielczewski et dans celle de Pękiel présentées dans cet enregistrement une esthétique fortement imprégnée par la manière développée à Venise par les Gabrieli et Monteverdi, perceptible, entre autres, au travers de l’usage de la polychoralité et de la forme ritournelle, mais aussi de la recherche d’une expressivité accrue et d’une sensualité sonore pouvant même confiner à une certaine ivresse, une pratique conforme à l’esprit, sinon à la lettre, de l’entreprise de séduction des fidèles qui sous-tend l’esprit militant de la Contre-Réforme. Très intelligemment, le programme propose également deux œuvres vocales de Tarquinio Merula, ainsi que des morceaux instrumentaux tout droit sortis de ce fantastique terrain d’expérimentations qu’était alors l’Italie. La comparaison démontre que l’appropriation, par les musiciens locaux, du style qui y était développé est allée, grâce à une familiarité appuyée avec les modèles, bien au-delà de l’imitation servile.
L’interprétation des Traversées Baroques (photographie ci-dessous) tout au long de ce disque est, à quelques menus détails près, d’un excellent niveau. Qui s’attend, de la part de jeunes musiciens, à une prestation pleine d’allant et de délié ne sera pas un instant déçu par celle qu’offrent les troupes réunies sous la houlette attentive du chef de cœur Étienne Meyer et de la cornettiste Judith Pacquier. Il faut particulièrement louer le soin qu’ils ont visiblement apporté à la mise en place de l’ensemble, voix comme instruments, point absolument essentiel pour que des partitions que leur complexe écriture polychorale rend facilement touffues ne sonnent ni trop compactes, ni trop morcelées. Qu’il s’agisse de pièces au décorum affirmé, tel l’éclatant Plaudite manibus qui ouvre le disque, ou, au contraire, d’une veine plus intimiste, à l’image du Dulcis amor Jesu de Pękiel, l’impression qui s’impose d’emblée, pour se confirmer ensuite au fil des écoutes, est celle d’un bel équilibre entre les différentes parties, à la fois rigoureusement tenues, façonnées avec beaucoup de souplesse et traitées avec un sens de la vocalité très sûr. Les six très bons solistes rassemblés pour ce projet, certains bien connus des amateurs de musique baroque (Paulin Bündgen, Renaud Delaigue), d’autres encore en devenir, se signalent tous par une réelle implication qui fait oublier leurs quelques hésitations ponctuelles face aux exigences des œuvres, tandis que les dix-huit madrigalistes formant chœur sont, eux, irréprochables de bout en bout, parfaits de sensualité et de luminosité, délivrant un son d’ensemble très cohérent mais dans lequel les individualités ne disparaissent pas pour autant. Les instrumentistes sont également excellents et parviennent sans aucun problème à affronter les pièges tendus par les passages extrêmement ardus dont les compositeurs ont truffé leurs partitions, qu’elles convoquent la voix ou les seuls instruments. Saluons donc la virtuosité brillante sans forfanterie des cornets et sacqueboutes, la plasticité des violons et des violes, le continuo aussi actif que discret pour le festival de contrastes subtils et de couleurs charnues qu’ils délivrent, dont la séduction, souvent, conduit à l’enthousiasme. Bien sûr, toutes ces qualités ne seraient rien sans la direction d’Étienne Meyer qui fédère ses troupes avec une indiscutable énergie. Manifestement, le jeune chef a une idée très claire du répertoire qu’il a choisi de diriger et des moyens à déployer pour en faire scintiller les harmonies. Conduisant ses musiciens avec une vivacité sans brusquerie et une intelligence évidente, il lui reste à gagner un peu en abandon pour laisser s’exprimer sans contraintes toutes les nuances des partitions. Il ne fait, à mes yeux, aucun doute qu’une fois libérées de la pression qui s’attache inévitablement à la production d’un premier disque, sa sensibilité et sa subtilité, déjà très nettement perceptibles tout au long de cet enregistrement, s’épanouiront pleinement.
C’est donc à plusieurs titres que je vous recommande Virgo prudentissima, non seulement pour l’intérêt et la rareté des œuvres de Marcin Mielczewski que cette anthologie propose, mais aussi pour la réelle qualité de l’interprétation des Traversées Baroques qui signent avec cette réalisation des débuts prometteurs. Puisse le succès venir couronner les efforts de ces jeunes musiciens et les encourager à poursuivre leur exploration de terres encore largement inconnues, un objectif que ne devraient jamais perdre de vue les ensembles de musique ancienne.
Marcin Mielczewski (?-1651), Virgo prudentissima, œuvres sacrées et instrumentales de Giovanni Gabrieli (c.1554-1612), Tarquinio Merula (1595-1665), Francesco Usper (c.1560-1641), Bartłomiej Pękiel (début XVIIe siècle-c.1670).
Les Traversées Baroques
Étienne Meyer, direction
1 CD [durée totale : 67’34”] K617 K617226. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Marcin Mielczewski, Plaudite manibus
2. Marcin Mielczewski, Virgo prudentissima
Illustrations complémentaires :
Frans Luycx (Anvers, c.1604-Vienne, 1668), Portrait de Ladislas IV Vasa, c.1639. Huile sur toile, 203,5 x 140,5 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum.
Photographie de l’ensemble Les Traversées Baroques © Les Traversées Baroques, utilisée avec autorisation.