Oasis Kodila Tedika – Le 26 mai 2011. On entend aujourd’hui plusieurs politiques et même certains spécialistes des relations internationales prétendre, avec beaucoup d’emphase ou de rhétorique, qu’il était impossible de prédire l’explosion dans la région arabe de l’Afrique (on pense particulièrement à la Tunisie et l’Egypte) et aux remous au Maroc et en Algérie. Le parallèle semble même poussé, au point de la comparer à la situation précédant la crise économique internationale. Est-il vrai qu’il était impossible de prédire un quelconque soulèvement des africains du Nord ?
Les chiffres ont une forte propension à dire vrai. En se servant d’eux, certains économistes ont vu, et même prédit la crise, car des déséquilibres qu’ils soient internes (effet de levier financier important des entreprises, endettement excessif des ménages, etc.) ou externes (balance des paiements fortement déséquilibrée, importateurs net de produits alimentaires, dépendance énergétique, etc.) ne peuvent indéfiniment rester ainsi, sans créer des tensions in fine sur le plan social, économique ou même politique. Sans se laisser aller à un économisme ou réductionnisme analytique, les appels au changement que l’on entend dans cette région de l’Afrique dépendent aussi des déséquilibres.
Il est vrai que les équilibres macroéconomiques étaient relativement observés, avec des taux de croissance positifs avant la crise ; mais la simple observation de ces agrégats économiques sans approfondissement constituerait un trompe-l’œil. Alors qu’on se contentait des chiffres au niveau macroscopique, avec une approche comptable, il y avait des problèmes sectoriels ou catégoriels importants. Un exemple : l’indice de la misère (misery index) (saisi par l’addition de taux de chômage et celui de l’inflation), est depuis un certain temps en augmentation, surtout pour des jeunes. Cet indice est très élevé, dans cette région (au-delà de 20%). Dans des termes différents, les jeunes africains de la région de MENA sont « malheureux ».
En parlant du chômage, le macroéconomiste Imad A. Moosa, dans une conférence internationale tenue en mars 2008, au Caire, en Egypte, intitulée « Unemployment in the Arab Countries », constate l’absence d’application de la loi d’Okun, qui établit un lien entre croissance et emploi, en Algérie, en Tunisie, au Maroc et en Egypte. En simplifiant, cette absence d’application signifie que la croissance ne fait pas baisser le taux de chômage, alors que théoriquement il devrait exister une relation inverse : la croissance conduisant à la baisse le chômage. Cela signifie, selon Imad A. Moosa, au moins trois choses pour cette partie de l’Afrique : 1° le chômage est structurel et/ou d’appariement (matching). Structurel en ce sens que les compétences seraient en manque, alors que les économies offrent des emplois, et d’appariement en ce sens que les compétences existent mais ne sont pas conscientes de la disponibilité des postes qui leur correspondent ; 2° la rigidité du marché du travail dans cette partie de la géographie de l’Afrique, causée surtout par le fait que les gouvernements constituent la principale source de demande de main-d’œuvre ; 3° les structures de ces économies dominées par les Etats, avec un seul secteur (pétrole, les hydrocarbures intensives en capital) . Il n’y a pas dans le secteur dominant de l’économie une forte intensité en main-d’œuvre, mais ce secteur propulse le taux de croissance. Ce qui fait qu’on assiste à des croissances positives, mais pauvres en emploi.
En des termes moins techniques, cette partie de l’Afrique est celle où les réformes structurelles (notamment l’état de droit, la liberté d’entreprendre, etc.) doivent être mises en place pour rendre efficace le marché du travail. Cette partie de l’Afrique n’échappe nullement à la corruption et à l’autocratie, donc au népotisme, etc. Ainsi, on comprend facilement par exemple le problème de l’appariement dans la mesure où les chaînes de télévision ne cessent maintenant de montrer des jeunes magrébins qui se plaignent du fait que trouver un emploi est une bataille de titan alors qu’ils ne manquent pas forcément d’éducation et donc de compétences. Cette bataille de titan n’est qu’une résultante du népotisme : pour avoir un emploi il faut avoir un « piston » ou avoir l’argent pour corrompre. On comprend aussi facilement les autres raisons avancées par Imad A. Moosa : selon le Doing bussiness 2011, de manière générale créer un emploi ou faire des affaires coûtent très chers étant donné le manque de liberté économique caractérisant ces pays. Selon l’indice de liberté économique de Heritage Foundation et Wall Street Journal, ces pays font partie dans l’ensemble de l’avant dernière catégorie des pays mal classés, appelées mostly unfree (quasiment non libre économiquement). Ils ont une note moyenne de 55,1 sur 100.
Dans des pays démocratiques, lorsque les frustrations s’accumulent dans la population a des moyens de se faire entendre. Ce qui n’est pas possible dans des régimes autocratiques, car les fenêtres d’expression sont très réduites ou inexistantes. Et quand on est en face d’une population qui est éduquée (70 à 80% des jeunes de cette région sont instruits), et donc qui comprend, il devient presque naturel que la manifestation (ou révolution) reste l’unique option plausible, en cas de non-changement impulsé par les autorités. C’est ainsi que les jeunes de cette partie de l’Afrique ont fait entendre leur voix.
Somme toute, s’il était impossible de savoir quand la révolution allait apparaître ou comment elle allait s’organiser, il était cependant prévisible qu’une situation où un jeune avec une certaine compétence devant se résoudre à devenir vendeur ambulant (que l’on empêchait même parfois d’exercer, comme Mohammed Bouazizi !) ou une jeune bardé de diplômes mais au chômage de longue durée, était intenable à long terme.
Références :
Edward Glaeser, Giacomo Ponzetto & Andrei Shleifer (2007), «Why does democracy need education? », Journal of Economic Growth, Volume 12, Issue 2, pp.77-99
Imad A. Moosa (2008), « The Unemployment in the Arab Countries », Caire, Egypte, Mars.