Les langues

Par Jean-Jacques Nuel

A force de travail, et surtout de persévérance, il avait réussi à écrire une œuvre et, progressivement, à la faire éditer. Le succès était venu, d'abord timide et relatif, puis consolidé, irradiant dans les pays voisins de la sphère linguistique.

L'écrivain était maintenant connu. Son nom figurait dans les divers recensements et catalogues officiels. Ses livres se vendaient bien. Les sorties en poche prolongeaient le succès des éditions originales. On commençait, lentement mais sûrement, à traduire ses œuvres dans un nombre de langues croissant.

Mais un bonheur n'est jamais complet et celui-là l'était moins que tout autre. L'auteur s'exprimait dans un idiome partagé, pays natal et francophones confondus, par seulement trois pour cent de la planète. Cela le chagrinait. Certes, ce n'était pas négligeable, et il aurait pu connaître un sort plus défavorable en écrivant en islandais ou en albanais, langues plus minoritaires. Inversement, il aurait pu être plus favorisé comme le sont les Anglais ou les Chinois.

Aucune langue n'offrait une couverture complète du globe. L'écrivain enviait parfois ces langages apparemment universels que sont la musique et la peinture, mais le sont-ils vraiment ? Il écrivait pour un public limité et jamais son œuvre ne serait traduite en toutes les langues. Il y avait trop de langues. Il y avait trop peu de traducteurs.

Assis devant un bock de bière, à la terrasse d'un café de sa ville natale où beaucoup ne le connaissaient ou reconnaissaient même pas, il songeait à ces milliards d'hommes avec lesquels il ne pouvait pas communiquer. Il n'y avait rien à faire. L'écriture ne le mènerait pas jusqu'à ces hauteurs où planaient ses rêves fous. La dispersion des langues, leur éparpillement rendaient vain tout rêve d'universel.

Les langues ne sont que de pauvres véhicules, qui n'assurent pas la desserte complète de la terre. Elles tournent dans leur territoire, un peu sur les franges, guère au-delà. Elles ont une autre espérance de vie que la nôtre, elles dépassent notre durée, venant d'avant nous et nous survivant, mais elles meurent aussi, et toutes les œuvres qui ne sont déjà plus que des souvenirs ne seront alors plus même des souvenirs, elles auront sombré, corps et biens, dans la mort définitive des mots que l'on ne déchiffrera plus, dans cette alignée de signes muets, stupides. Les œuvres prolongent un peu nos vies mais sont aussi de passage. Les ouvrages sont peu de chose. La littérature occupe un faible volume dans l'espace, et il n'est que provisoire. Les mots ne sont rien. Ils n'ont pas de mémoire. Finalement on écrivait comme on vivait, sur du vent, sur de l'eau, sur de l'air.

(texte publié dans le recueil La gare, Orage-Lagune-Express, 2000 ; dans Portraits d'écrivains, Editinter, 2002)