Joyeux non-anniversaire, Bob. C'était hier ai-je lu ou entendu. J'ai évité de me joindre aux suivistes. Ceux qui n'étaient pas à tel concert où tu fus sublime, à tel autre où ta seule présence scénique était une arnaque. A tels autres où j'étais, par fidélité et envie, par nécessité parfois. Peu importe le jour, ce qui compte est que, contrairement à ce que disent les journaux qui disent n'importe quoi, tu n'as pas 70 ans, car 70 est déjà un chiffre estimable. Tu n'as rien d'estimable, roi gipsy, bandit de déshonneur, désacraliseur de musiques.
Il fut un temps, je m'en souviens, le rock rimait avec I want you, I need you, I love you. Ce n'était pas si mal d'ailleurs, simplement une musique pour bouger et faire chier les parents. Puis, d'un geste un peu brusque, tu as balayé de tes doigts fins ces happy days gentillets en banane et perfecto. Au Festival de Newport de 1964, tu te pointes avec des instruments électriques électrisants et tu lances un regard navré à ce public, finalement conservateur, venu revoir ta prestation de l'année précédente, alors que pour toi le temps bouillonnait comme le chaudron d'une sorcière. La première vidéo se rappelle Newport 64 car, si je m'en souviens, après une première partie acoustique, tu avais attaqué comme un sniper cosmique, enfin branché, enfin libre, assumant ton désir de rock'n'roll, par Maggie's Farm. Tu avais eu l'élégance de continuer à jouer et brailler sous les huées qui te disaient "ne change pas, n'évolue jamais, sois des nôtres" et d'imposer au rock sa première coupure épistémologique.
Cette vidéo n'est peut-être pas excellente (cadrages moyens, notamment), mais on y voit cette rage rentrée que tu sais si bien transformer en énergie rock. Et tu y es entouré de quelques amis, dont Tom Petty le fidèle et Willie Nelson. Déjà, tu apparais comme le plus jeune de tous. Et tu nous donnes ce regard...
J'aurais pu ajouter une vidéo de Forever young, pour le message. J'ai choisi de publier à nouveau celle qui suit, déjà montrée ici. Elle date de 1975 et propose de Shelter from the storm (du merveilleux album Blood on the tracks), une version acoustique, nerveuse, brillante. Ton maquillage de clown blanc cède à la chaleur de la scène, tu es plus que jamais le Grand Bob, le Mitchum du rock. Quelqu'un me faisait récemment remarquer qu'il ne suffit pas de jouer de la guitare très fort et de sautiller sur place pour faire du rock. Ton interprétation de Shelter le démontre. Nul besoin d'instruments électriques ou à percussion. Le rock se porte à l'intérieur, ce n'est pas un costume noir ou un blouson de cuir, ce n'est pas une affectation ou une façon d'être, de se coiffer ou, comme le chantait Nougaro, de "cracher dans la gueule à Papa", c'est une nécessité vitale, de l'ordre de la respiration ou du battement (du beat) de coeur. Le rock, c'est un riff qui te tient debout. C'est une tension artérielle rétive aux beta-bloquants. Tu étais plus rock que n'importe quel Elvis quand tu soufflais dans le vent en 1962, marchant dans les rues de New York, que tu découvrais encore, au bras de ta compagne Suze Rotolo sur la pochette de The Freewheelin' Bob Dylan, qui était ton véritable premier album, le premier avec ta musique et tes mots. Vous sembliez avoir froid, vous vous teniez serrés. Suze nous a quittés au début de cette année, elle qui avait eu l'intelligence et la hauteur de te laisser partir vivre ton génie, fut-ce avec une belle chanteuse folk à moitié indienne et qui allait te faire passer de sales moments en tant que leader d'opinion supposé, ce qui te ressemblait si peu.
Un hebdomadaire chic et pas toc avait dit de Noir Désir qu'il avait déniaisé le rock français. Quand Noir Dez a déboulé dans un riff d'enfer, cela faisait quelques siècles que tu avais déniaisé le rock mondial et montré la voix à tous ceux qui, folk, punk ou grunge, n'ont jamais accepté de n'être qu'un nombre supplémentaire dans la grande addition du show biz. Que tu fus meilleur qu'eux, plus radicalement créatif, jusque dans tes débordements, n'est que l'écume de cette histoire qui te fit roi. Ce qui compte est que tu as bien ri, ça j'en suis sûr et que tu en ris encore, comme dans la fausse intro de Bob Dylan's 115th dream, sur l'album Bringing it all back home. Ce rêve était-il réellement le 115ème ?
Je n'avais pas l'intention de parler de moi, souhaitant à l'ombre de ton aura reposer le narcisse qui pousse en moi depuis l'enfance. Mais je tiens à dire qu'à une période où je me cherchais dans les arcanes compliquées d'une adolescence énigmatique à mes yeux, l'écoute de tes titres complexes, à la poésie à la fois chiffrée et indéchiffrable, à la musique nostalgique ou violente, ta propre 'écoute des pulsations de la vie des autres, proches ou lointains, ont plus fait pour ma formation mentale, intellectuelle et affective, que la lecture de Marx ou Debord, de Rimbaud ou Boris Vian. Mêmes'il ne faut pas opposer les éléments qui, dans une alchimie souvent vide de sens commun, construisent quelque chose aussi étonnant qu'une personnalité, même s'il est hasardeux de trop hiérarchiser ces autres formateurs de moi que des années de psychanalyse n'ont pas réussi à me rendre intelligibles, il est évident qu'entendre ce "How do you feel" que tu lanças à l'Olympia devant un public indifférent, alors que j'avais seize ans, que sentir mes larmes inonder cette adolescence qui semblait en moi un truc étranger à vite expulser par les voix naturelles de la révolte ou du suicide m'a fait, bon ou mauvais, ce que je suis devenu.
Je me retourne souvent et je sais la vanité des choses. Je sais que j'aurais pu me passer de tel cinéaste ou tel romancier, tel leader politique ou telle histoire vécue. Je n'imagine pas une vie, cet épisode étrange qui nous conduit d'un Néant provisoire au Néant définitif, sans croiser la voix, l'allure, l'écriture, l'aura très particulière de Robert Zimmerman, dit Bob Dylan.