Le sujet est expulsé d’un monde qui crache les enfants au plus loin de l’amour, un monde tout en ondes douces et violentes qui justement « ondule » telle la forme des nuages ourlée par les vents. À savoir : monde instable et précaire, dont les courbes et les circonvolutions dessinent des paysages paradisiaques dans lesquels sont lovés certains dangers. Guerres, violences, drogues, tempêtes, orages, dilatation des éléments en une géographie aléatoire qui conduit à l’apocalypse : il n’existe pas de monde sans fracas des ondes, humaines ou naturelles, qui bousculent la quiétude et renversent l’équilibre du vivant. Ces inconstances troublantes précipitent les sujets et les corps « au cœur de la question » : noyau pensif et tendu au sein duquel les mots volés/volants désorganisent notre rapport aux objets et à l’infini. Le signifiant écartèle le signifié : le sens suspend son cours, les clichés mettent en mouvement les fantômes, la mesure des mots se détache du poids des significations, les références glissent, disparaissent, ressurgissent. Pour exemple, « deux soleils » font l’objet d’un récit versifié qui, antérieur au temps et au passé, invente un calendrier inédit. Le système s’est multiplié, le monde s’est dédoublé, et la vie se mire dans un reflet légendaire qui trouble définitivement l’appréhension des lumières, enténébrées et cependant décisives. Tout ce que les hommes sont est « rapporté à d’autres vies » qui ne peuvent être appréhendées ni comptées. L’Onde générale conditionne des univers parallèles — mythe, conte, fable, chant — que la justesse de cette langue pressent dans la discontinuité des signes, dont les raccords disent les angles tourmentés de la poésie aujourd’hui/ici.
Et puis dans l’Onde du titre, on entend et on voit aussi le liquide, cette masse d’eau qui se soulève et s’abaisse en se déplaçant ou en donnant l’illusion du déplacement. Mer ou pluie, ce rideau voile la perception tout en nourrissant les différentes strates du temps et de l’espace. Il continue de pleuvoir sur un texte qui, même sec, est emporté par un mouvement provenant du ciel. Mouvement immobile qui donne au récit la touche merveilleuse des contes, un « état de mystère » qu’aucun personnage, qu’aucune situation ne peut transpercer. L’onde jusqu’au déluge porte, supporte et emporte. Mais toujours quelque chose vient depuis l’onde. L’immanence fracturée par ce qui vient du ciel — bombes, inspiration, conduite des rêves — est la clé des songes en ondes tressés : l’épanchement du rêve dans la vie réelle, contre la chair du poème, cette langue avertie, prépare la forme d’un présent constitué d’eaux courantes et stagnantes. Présent de la langue, langue au présent effroyablement investie par la terreur du monde : un carré mobile que ce livre translate de page en page, d’histoires en Histoires, une forme dans laquelle l’innocence des enfants est transpercée par les querelles des pères. Au plus près du silence, sur la dernière page, un secret est murmuré par une voix sans âge : l’après-poème suspend le secret dont la formulation captive les yeux autant que l’ouïe. « Qui est l’homme ? / Je réponds : une rupture/avec les formes de / convocation ».
Onde générale décrit enfin le mouvement circulaire du livre composé de différents ensembles poétiques rédigés entre 1995 et 2000 : des formes concentriques — les strophes — se propagent sur les surfaces blanches du papier, provoquées par le regard élancé du lecteur. Lire prolonge le corps grâce à la vibration des mots, ondes de choc qui amplifient la gamme des sons perdus.
[Anne Malaprade]
Jean Daive, Onde générale, Flammarion, 2011, 280 p., 18 euros.