« Je les avais prévenus ! »

Publié le 25 mai 2011 par Jlhuss
« J’avais prévenu Parîs que son voyage à Sparte serait source de grands malheurs pour Troie : il nous a ramené Hélène. J’avais prévenu les vieux de la ville que le cheval de bois sous nos murs était un leurre : ils ont introduit l’ennemi dans la place. J’avais prévenu Arthur que cet Adolf voulait le rouler dans la farine : il est rentré de Munich content d’avoir sauvé la paix. J’avais prévenu ma cousine Josiane qu’en épousant son Albert elle mettait le pied dans le vaudeville : la voilà plus trompée que madame Mitterrand. J’avais prévenu Nicolas que son dîner au Fouquet’s resterait sur l’estomac : il en est sorti assez gris pour faire chanter Mireille a capella au pied de l’obélisque. Et ainsi de suite. C’est toujours pareil. D’abord ils disent : “Elle nous rase, cette corneille !” , et ensuite, quand c’est trop tard : “Ah ! que n’ai-je écouté la prophétesse ! ” « Prédire sans être entendu, y a-t-il pire châtiment ? Apollon, tu me l’as bien fait payer, mon dédain ! Comme disait maman, quand elle voyait ce petit dragueur repartir mortifié : “ Tu es trop sotte, ma pauvre Cassandre. Est-ce qu’on refuse de coucher avec un dieu ? Tu finiras toute seule, la patte d’oie au coin de l’œil, les seins sur le nombril et ton petit diamant sans monture. ” Elle aussi voyait loin, c’est de famille… « Notez que la solitude a du bon. Des êtres chers à domicile, c’est mille raisons de trembler. Tous les matins, on voit ce qui risque d’arriver à Pierre ou Paul, Jeanne ou Hector : le chauffeur ivre, le DRH atrabilaire, le cancer du colon. On leur pourrit la vie avec les recommandations  : “ Regarde bien avant de traverser… Méfie-toi de ce sournois… Tu as fait ton test ? ” Oh ! leurs petits soupirs de pitié et bisous sur le front, comme aux malades ! Vous vous dévaluez à les avertir, et pour rien, rien, car si l’avenir est écrit quelque part, il se produira quoi qu’on dise : le destin ignore les biffures. « Je me dis parfois que j’ai raté ma vie. Etre Hélène ! En voilà une qui a su prendre le meilleur : Ménélas par ambition, pour la couronne ; Pâris par passion, pour le septième ciel ; tous les beaux Troyens par défi, pour la performance. Dix ans de guerre autour de sa chute de reins ! En voilà une qui se moquait des présages. Sa philosophie : advienne que pourra, qui vivra verra. Moi, Cassandre, j’ai vécu ficelée dans les craintes, autant dire je n’ai pas vécu. On me disait la plus belle des filles de Priam. Pour quoi ? Pour qui ? Plût au ciel que Ajax m’eût violée dans un temple, comme d’aucuns le prétendent, et que Agamemnon m’eût emmenée captive. C’eût été du drame au moins, c’eût été de la vie. J’ai séché dans l’avertissement. « Que restera-t-il de ma mémoire au bout des siècles ? Un nom de compassion, une référence sarcastique, une répartie de candidat politique au rival qui le traite de démagogue : “ Mais moi, monsieur, je donne de l’espoir. Cessez de jouer les Cassandre ! Voulez-vous que l’avenir nous sourit ? Ne lui faites pas la gueule !” » Arion