« Et Dieu contempla la solidité de ses fondations, et Dieu se dit à lui-même : « Perds-toi ».
Et l’écrivain se fit Dieu et nous ordonna de nous perdre.
Cette phrase tirée de première main d’Alan Watts, un des grands patrons de la contre culture, est reprise dans les premières lignes de « La Mémoire du vautour » de Fabrice Colin.
On ne saurait mieux débuter un roman. Les deux parties de la phrase de Watts sont l’illustration de la composition du roman de Colin. Jusque dans toutes ses implications. On a à la fois le sens de la phrase, sa construction syntaxique et donc une succession d’idées dont l’agencement ne doit rien au hasard, mais aussi un intertexte si j’ose dire, qui nous ramène directement à Watts, soit le bouddhisme et le zen, qui tiennent une grande place dans le roman. Cette phrase quasi liminaire est le nutshell dans lequel peut s’encastrer le roman.
C’est aussi une vision acceptable de ce que peut être la schizophrénie, cette scission de la raison en son opposé tout aussi raisonnable. Le geste même de cette scission est la perte d’une raison unifiée, la Perte, paradoxalement plus féconde en significations que lorsqu’elle n’est qu’une.
Le roman débute de manière assez classique, par un rêve, par un narrateur de première personne (on pénètre d’emblée dans le Private I), par un mystère autour d’une enquête qu’est supposé mener ce narrateur. L’on dispose d’un point de départ. On commence à se douter du point d’arriver, même si tout l’interstice restant du texte nous reste largement inconnu. Une femme est impliquée. Classique. On reste dans les territoires connus du roman noir, ou du moins du thriller. Colin pose les fondations. L’enquête est assez intrigante pour qu’on se laisse prendre bêtement au suspens, attendant avec fébrilité la suite, dévorant les pages, oblitérant des indices essentiels à la suite de la narration, mais la quête de la vérité sur cette femme, Sarah, parait plus importante. Et puis le récit se casse page 55. A la fin de la narration de Bill, de sa prise de paroles. Le mystère commençait à s’éclaircir. Ce qu’est Sarah commence à nous être dévoilé. Et puis l’enquête disparaît pour laisser place à la voix de Sarah.
La déstabilisation est grande et pendant de longues pages l’on cherche où les placer dans le fil narratif qui avait été amorcé dans les premières lignes de la première partie. Et puis on découvre que l’on se trouve dans un trou noir. Celui de la mémoire perdue de Sarah à un moment précis de sa vie. Au moment où sa propre narration s’est cassée, et qu’un autre chemin a commencé pour elle. On voit à travers ces yeux ces moments que Bill essayait de faire ressurgir, par un effet à la fois cinématographique et proprement narratif. D’un côté l’attention du récit centré sur un personnage particulier (et l’on verra que ce procédé explose lui-mêmedès le chapitre suivant), la caméra suit un personnage, et de l’autre une sorte de décalque narratif, avec une utilisation permanente de la première personne du singulier, supposée accentuer un processus d’identification, qui lui aussi vole en éclat dans les chapitres qui suivent, et prendre un sens éclatant dans le dernier.
A partir de là,on se perd. Parce qu’on se laisse perdre, parce que laisser la Raison résister n’a plus aucun sens. Parce que la partie de notre esprit qui a l’habitude de lire des ouvrages « classiques » ne sert plus, ou presque (car Colin en habile faiseur, conserve les codes de cette « narration classique », pour mieux les broyer ensuite). Un dédoublement s’opère en nous, dans notre manière de lire. Le récit glisse, et fait sens. Un sens tordu peut être. Mais présent.
C’est peut être à ce moment précis que la comparaison avec Lynch parait la plus pertinente. Colin écrit en fantasme. Ils ne sont pas issus de rien pour autant. Ils sont une déformation idéalisée (pas « rêvée », plutôt « conceptualisée ») de la réalité. On ne peut que s’y perdre, car s’y orienter implique en quelque sorte qu’il existerait une carte grâce à laquelle on pourrait d’instinct se repérer.
Toute cette errance est traduite par la multitude de détails et de personnages. On a parfois, même souvent que ça ne colle pas. On doute même de notre propre lecture. On en vient à ne plus savoir comment lire, ce qu’on a lu et si on doit encore lire.
La lecture de ce roman a été profondément déstabilisatrice pour moi. Je pourrais passer des heures (comme le Transhumain qui a fait unboulot remarquable, quoiqu’un peu trop abscons à mon goût) à parler des détails du roman, à tenter d’en déchiffrer les abysses.
Je viens juste de brosser à grands traits ce qui fait la grandeur de ce roman. Je pourrais parler aussi du style et des images employées (les personnages mêmes, et les phases descriptives, figuratives, abs-traitres).
J’y reviendrais peut être. En tout cas, vous savez ce qu’il vous reste à faire.