Pour cette dernière note de l’année, écrite un 25 décembre 2007, quelque peu retouchée depuis, à la sortie d’une table bien arrosée, parlons un peu du dernier roman de l'homme qui m'a permi de nommer ma tribune : Cormac McCarthy
La Route est un récit du crépuscule, celui d’un âge sans forme, en nuances de gris, où quelques apparitions horrifiques rappellent que l’on n’est pas encore mort. Deux personnages, manifestement un père et son fils, traversent ce que semblent être ce qui reste des Etats-Unis (bien que l’on en ait absolument aucune idée). Ils arpentent une route de cendres, Styx mordoréen, en direction d’un lieu qu’on n’imagine pas exister autrement que comme un espoir, celle d’une mort digne.
Le récit frappe par sa lenteur, la brièveté ternaire de ses phrases, ou plutôt de ses versets si l’on peut dire, créant un effet de ralentissement assez saisissant en même tant que lancinant hypnotique. Rien que l’essentiel, le superflu de la phrase a été évacué, tout ce qui ne fait pas sens immédiatement a été sacrifié, révélant un dépouillement d’une intensité étouffante, obsédante. L’absence de grande description emphatique, d’une foultitude de détails sur le pourquoi du comment de la Fin, de la Chute de l’Homme, n’est jamais que le révélateur qu’il n’y a absolument rien à en dire. Qu’on ne peut rien en dire.
Il n’y aucun nom dans le roman. Le père et le fils sont tout le monde et n’importe qui. Ils pourraient ne pas être. Les quelques personnes croisées sur la route n’en ont pas plus. Ce monde d’après l’Apocalypse échappe à toute qualification. L’acte performateur de nommer pour singulariser est totalement absent de l’œuvre. Là où le roman pouvait apparaître comme une sorte de parabole biblique, notamment dans sa structure syntaxique, dans les rythmes qui s’en dégagent, plutôt que dans l’exégèse d’une quelconque leçon, on le voit, La Route est tout son contraire. Là où dans le récit biblique le Nom est un acte créateur à part entière, faisant réellement vivre des personnages, créant une légende à mesure de sa narration (l’existence réelle de ces faits étant pour un moment, au moins, évacuée), l’absence de toute singularisation caractérise le monde dans lequel évoluent les deux personnages.
Dans ce monde « d’après » tout acte de création parait illusoire, inutile, on ne peut s’identifier à la mort de l’Homme, à celle d’une civilisation, à un retour à la barbarie, où seuls les actes comptent, où la parole n’est qu’une donnée annexe, non utilisée, autrement que dans une perspective utilitaire. Toute la poésie de la langue, la poésie du nom, de l’existence d’une réalité tangible, singulière, disparaît dans les cendres. L’homme en tant qu’homme disparaît.
McCarthy en quelque sort « dé-crée » l’humanité en en retirant ce qui fait qu’elle est.
La seule distinction qui résiste un tant soit peu, est une distinction que l’on pourrait qualifier de « morale », entre les good guys et les bad guys. C’est tout. Toute possibilité de nuance a été annihilée. Encore que ces deux catégories ne relèvent pas dans le roman d’une différenciation parfaite, elles ne sont là que comme un vestige de ce qui autrefois existait, c'est-à-dire la conscience morale de l’homme, une fois de plus, ce qui faisait qu’il était un homme et non un animal.
McCarthy nous raconte une histoire d’après l’Histoire. Qui ne peut avoir de fin, ou alors si peu. Cette route n’est qu’un purgatoire, mais rien au bout. Seulement une éternelle conscience de ce que l’on a perdu, de ce qu’il reste à perdre. Et aucun espoir de retour.
Une sorte de chemin de traverse n’en finissant jamais, dont la trace s’effacerait à mesure de la marche…