Pour étrenner la nouvelle plate-forme des blogs du Monde (qui va me/nous changer la vie), j'ai souhaité aborder la question de l'éviction d'Olivier Kaeppelin du Palais de Tokyo en offrant l'hospitalité à Olivier Blanckart pour le texte qu'il a écrit il y a quelques jours, intitulé "Ni Beaubourg, ni bobo : vive le Grand-Palais de Tokyo", texte avec lequel je suis globalement d'accord et qui n'a pas, à mon avis, été suffisamment diffusé (sinon par e-mail; et en plus, il est bien écrit). Pour mettre les choses en perspective, je vous conseille de lire ce (très long) texte de Cédric Loire et Tristan Trémeau, qui rappelle les faits et formule une opinion assez proche de celle d'Olivier Blanckart et des initiateurs de la pétition soutenant Olivier Kaeppelin et son projet (pétition que j'ai signée, et où je me retrouve aux côtés de BHL, c'est dire...). Pour être tout à fait transparent, j'ajouterai que je suis membre de l'association des Amis du Palais de Tokyo, association pour laquelle j'ai rempli divers rôles (mais que, selon la formule consacrée, mes opinions personnelles n'engagent nullement). Enfin, sur le plan artistique, vous avez pu remarquer ici à maintes reprises qu'une certaine programmation du PalTok, qu'on pourrait qualifier de fashionable, de néo-pop ou de post-historique, ne m'enthousiasme guère depuis quelques années. Qu'il me soit enfin permis de préciser que je ne suis partie prenante d'aucune chapelle parisienne, mais que la scène artistique, française comme mondiale, étant au coeur des préoccupations de ce blog, je peux difficilement rester indifférent devant ce que je juge être une entreprise de démolition de la part d'une coterie d'officiels divers, entre rue de Valois, PalTok et Inrockuptibles.
La parole à Olivier Blanckart :
NI BEAUBOURG NI BOBO : VIVE LE GRAND-PALAIS DE TOKYO
On aura beau tourner et retourner la querelle dans tous les sens, le but final de la bataille qui fait rage autour du Palais de Tokyo ces jours-ci porte sur un seul enjeu, mais il est crucial : l'existence en France de galeries nationales d'art contemporain propres à exposer, dignement, et de leur vivant, les excellents artistes de toutes origines qui travaillent dans ce pays.
Pourtant, sur cette question apparemment simple, deux majorités s'opposent depuis des lustres.
D'un côté, une large majorité d'artistes qui est pour un tel projet. De l'autre, une majorité d'agents culturels institutionnels ou de commissaires d'exposition professionnels qui semble globalement contre. Sans parler d'une minorité des contre qui est soutenue par la majorité des pour, tandis que la majorité des contre bénéficie du soutien d'une minorité des pour, ce qui ne simplifie pas la compréhension du débat dans le public.
L'enjeu est effectivement crucial car jusqu'à présent, tout se passait comme s'il n'existait schématiquement dans ce pays que deux catégories d'artistes : les petits-jeunes prometteurs et les géants-morts légendaires. Entre les deux ? Mystère.
C'était justement pour dissiper ce mystère français qu'une franche apostrophe avait été lancée par l'artiste Djamel Tatah au ministre de la Culture de l'époque, Philippe Douste-Blazy. L'échange s'était produit en janvier 1997 au vernissage d'une exposition organisée à la Cité Internationale des Arts par... Olivier Kaeppelin.
L'idée lancée par Djamel Tatah ayant fait son chemin, elle avait abouti dans un premier temps à la création —il y 10 ans— du centre de création contemporaine du Palais de Tokyo. Un lieu qui, sous l'impulsion de Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans, s'était imposé comme une étape incontournable de la scène artistique contemporaine mondiale.
Néanmoins, l'autre volet du projet qui avait été souhaité dès l'origine —j'y insiste— par et pour des artistes travaillant en France, n'avait jamais été réalisé.
Et alors qu'on pensait que ce "Grand-Palais de Tokyo" ouvrirait enfin en 2012, la démission fracassante de son directeur Olivier Kaeppelin en février 2011 pour cause de harcèlement bureaucratique est venue réveiller instantanément la crainte et l'ardeur pétitionnaire des artistes par centaines.
Il serait faux d'interpréter le départ d'Olivier Kaeppelin comme un nouveau chapitre de la guerre des anciens contre les modernes, des vieux soixante-huitards contre les soi-disant jeunes nonantecinquards, des poètes contre les pop-philosophes, des peintres contre les performeurs, des sculpteurs contre les vidéastes, voire, comme on a pu le lire ici où là, des "protectionnistes nationalistes" "esprits chagrins de la grandeur de la France" contre les mondialistes ultralibéraux.
Le projet qui est aujourd'hui menacé visait tout au contraire à fagoter ensemble tous ces courants parfois contradictoires pour mieux les exhausser en un outil prestigieux à même de valoriser enfin les meilleurs artistes du paysage français contemporain dans le concert international.
C'est pourquoi, au lieu de répondre aux injures, aux mensonges et autres coups qui volent naturellement bas en pareilles circonstances, tordons plutôt le cou à une Kolossale Kalembredaine.
Non, il n'a pas fallu attendre la création du Palais de Tokyo, ni une mondialite- inflammatoire-de-la-prostate du critique d'art Hans-Ulrich "Dexter" Obrist pour qu'une nouvelle génération d'artistes français travaillent enfin à l'échelle internationale.
C'est, tout au contraire, une tradition aussi vieille que l'art moderne : Duchamp exposait "Nu descendant un escalier" à l'Armory Show dès 1913 et Alain Jacquet qui entretenait un dialogue personnel direct avec les plus grands noms du pop-art américain dès le début des années 60 est bel et bien mort à New-York en 2006 —j'y étais.
Entre temps, de Vasarely à Combas et Louise Bourgeois en passant par Hyber, Monory, Arman, Ian Pei Ming, Céleste Bourcier-Mougenot, Gilles Barbier, la liste serait vraiment très longue de tous ceux qui n'ont pas eu peur du crossover en classe mondiale.
Il ne leur aura manqué ou il ne leur manque encore qu'une petite chose essentielle pour monter de leur vivant sur le podium de la renommée internationale, toujours la même : une consécration artistique d'envergure nationale dans leur pays de base.
Au lieu de cela, je connais par exemple un ancien pensionnaire de la Villa Médicis qui exerce le métier de veilleur de nuit dans des musées pour vivre, et j'ai entendu parler récemment de tel lauréat du Prix Marcel Duchamp qui, sous couvert d'installations en est réduit à décorer des vitrines de boutiques de luxe pour taffer....
C'est quoi la consécration artistique ? Ce serait un peu comme de faire l'amour en ligne sur Artprice, si on veut : un truc plutôt bizarre et vaguement inavouable, mais qui se fait cruellement ressentir en cas de manque —on en connaît même qui en sont morts, littéralement.
J'aimerais bien qu'on m'explique par quel solipsisme pervers on arrive à admettre la légitimité d' instances de consécration publique dans tous les domaines de l'excellence humaine, et qu'on ne les juges "ringardes", "protectionnistes", voire "nationalistes" que dans un seul domaine, les Beaux-arts, et dans un seul pays, la France ?
Voyons un peu en vrac. Le Goncourt ? Consécration! Le Prix Nobel de la Paix ? Consécration! Le Festival de Cannes et sa Palme d'or? Consécration! Le grand Prix de la BD et le festival d'Angoulême ? Consécration! La Biennale de Venise et ses Lions d'Or? Consécration! L'Equerre d'argent? La Cité de l'Architecture? Le Pritzker Prize ? Consécration! La Cinémathèque française et ses rétrospectives? Consécration ! La Tate Modern, le Whitney et sa biennale (où on nous dit que tant de "nouveaux" jeunes artistes français triompheraient actuellement) ? Consécration! L'Institut Universitaire de France ? Consécration !
La consécration artistique ce n'est pas célébrer un pays, mais des artistes vivants et leurs oeuvres.
Il est aisé de comprendre pourquoi ni les oligarchies culturelles, qui se redistribuent entre elles les hauts postes administratifs, ni les factions les plus conservatrices de la bourgeoisie française qui asphyxient Beaubourg ne veulent à aucun prix d'un Grand-Palais de Tokyo autonome.
Un tel outil ferait irrémédiablement resplendir en pleine lumière des œuvres et des personnalités artistiques singulières, voire incontrôlables.
Or les météorologues culturels —qui faisaient jusqu'ici, non pas la pluie et le beau temps, mais juste le brouillard culturel ambiant— risqueraient d'y perdre leur petit commerce, qui est de vendre quotidiennement au bon peuple et leur météo et le commentaire qui va avec, leur commentaire !
C'est donc un face-à-face : raison des œuvres contre logique du commentaire. Logique du réseau contre déraison de la singularité. Esthétique relationnelle contre beauté irrationnelle si l'on veut même, en tous cas nous voilà au cœur du débat.
Et de ce point de vue, Olivier Kaeppelin qui est lui aussi un haut fonctionnaire rompu de longue date aux arcanes de l'Etat, n'est en effet ni un "sauveur" ni un homme providentiel.
Mais son projet, lui, l'est. Il l'est car il a été nourri de la parole même des artistes, de tous ces artistes qu'il connaît et côtoie intimement depuis longtemps.
Si dans les circonstances présentes, une majorité d'artistes considère qu'Olivier Kaeppelin reste la personnalité la plus qualifiée pour mener à bien le projet du Grand-Palais de Tokyo tel qu'il l'a conçu, projet qui avait été approuvé en Conseil des ministres puis confirmé par le Président de la République, ce n'est nullement par idolâtrie.
C'est, que, de façon notoire, Olivier Kaeppelin a été l'homme qui depuis quinze ans a soutenu, accompagné, et fait progresser l'idée d'un Palais de Tokyo autonome. Que de plus il a été l'inventeur de deux rendez-vous majeurs pour l'art en France, Monumenta et de la Force de l'art. Et j'insulterai Personne en disant que du côté de la rue de Valois on a déjà connu des bilans professionnels et intellectuels autrement plus médiocres.
Tout le monde ne partage pas les options esthétiques d'Olivier Kaeppelin? La belle affaire puisque de toutes façons l'actuel centre de création contemporaine est sanctuarisé. Et quand bien même il y aurait désaccord artistique, ce ne serait pas la fin du monde. Tout au plus celle d'un mandat: dans trois ans Kaeppelin aura 65 ans.
A-t-on au moins vu passer des contre-projets, aussi variés, étayés et conçus par des personnalités au bilan aussi éloquent ? En fait de contre-projets on a su des manœuvres et en fait de solutions, des violences bureaucratiques. Celle de Beaubourg d'abord en 2008, celle de la garde rapprochée de Frédéric Mitterrand —composée d'anciens de Beaubourg— en 2011.
Un amateurisme politique purement et simplement destructeur, et dont, à un an de la date d'ouverture, il est difficile de croire que ce n'était pas là l'unique but recherché.
Comme si, à cinq cents mètres et quarante-cinq ans de distance on voulait à tout prix offrir sur un plateau le remake d'une nouvelle Affaire Langlois* aux artistes.
A qui profite le crime ? Dans une administration fonctionnant normalement, de telles menées auraient dû suffire à disqualifier instantanément ces phalanges bureaucratiques qui semblent n'avoir investi le cœur de l'appareil d'Etat que pour y régler leur (carrière à leur propre) compte.
Les artistes pétitionnaires pour leur part —plus de 700 à ce jour— restent mobilisés et continuent de revendiquer : Ni Beaubourg ni bobo, vive le Grand-Palais de Tokyo !
Olivier Blanckart
sculpteur et critique d'art
*(souvenirs : j'y étais. L.R.)