Le sectarisme entre sunnites et chiites est un phénomène latent au sein de la société koweïtie, sa vigueur est toujours liée aux évolutions de l’environnement régional de l’émirat quand elles impliquent une dimension confessionnelle.
Le soulèvement d’une partie de la population bahreïnie, mouvement sans ressorts religieux à l’origine, avant de le devenir du fait de l’instrumentalisation de la crise par les autorités, a rapidement trouvé un écho au Koweït :
- des députés sunnites, pour l’essentiel membres des formations salafistes ou des Frères musulmans, ont apporté un soutien marqué aux autorités bahreïnies ; ils ont également menacé le premier-ministre, cheikh Nasser bin Mohammed al-Sabah, d’une motion de défiance en raison de l’absence de soldats koweïtis dans le contingent des troupes du Golfe dépêché à Bahreïn le 14 mars ;
- de leurs côtés, les députés chiites ont manifesté leur soutien à la population bahreïnie, des sunnites sécularistes se sont joints à eux, et menacé le premier-ministre d’une motion de défiance si l’armée koweïtie se joignait au contingent du « Bouclier de la Péninsule » présent à Bahreïn…
La crise en Syrie, également en Iran, a également nourri les tensions entre sunnites et chiites :
- les députés sunnites affiliés à des formations islamistes reprochant aux chiites de soutenir la contestation à Bahreïn mais de demeurer silencieux sur la situation en Syrie, et en Iran où des protestataires sunnites ont été tués à la mi-avril par les forces de sécurité à Ahwaz.
La grille de lecture des événements est ainsi frappée de myopie : tout est interprété à l’aune d’une division supposée entre sunnites et chiites ; les derniers, naturellement enclins à la sédition, étant évidemment des traitres à la solde de Téhéran, les premiers les sicaires des monarchies dictatoriales.
Le phénomène n’a rien de nouveau : l’expression de la solidarité des chiites koweïtis à l’égard des chiites iraquiens, libanais… provoque traditionnellement un éphémère regain de défiance avec les sunnites. La particularité de ce nouvel épisode tient évidemment aux circonstances : la diffusion du « printemps arabe » et l’exacerbation continue des tensions entre les monarchies du Golfe et l’Iran.
Ecueil prévisible du printemps arabe, les stéréotypes classiques reprennent de la vigueur : religieux contre sécularistes, chiites contre sunnites, Arabes contre Perses. Si les contestataires ou « révolutionnaires » ne jouent pas cette partition (Tunisie, Egypte, Libye…), les politiques subissent cette tentation afin de travestir la réalité de mouvements populaires dirigés contres les élites, c'est-à-dire eux-mêmes ou leurs alliés, plus qu’ils n’ont de coloration confessionnelle.
Ainsi, des autorités bahreïnies dénonçant un complot iranien servi par les chiites bahreïnis ; ainsi de Bachar al-Assad dénonçant une tentative d’instaurer en Syrie un émirat islamique ; de Qaddafi dénonçant le conseil national transitoire comme une émanation de l’islamisme radical ; du gouvernement marocain dénonçant une manipulation des islamistes….
Le gouvernement koweïtien s’est montré modéré et rétif à stigmatiser la population chiite; par contre, ses déclarations sur l’ingérence iranienne dans les affaires du Golfe suffisent à désigner les chiites de la Péninsule comme une cinquième colonne dont la loyauté serait discutable ; processus déjà effectif pendant la guerre Iran-Irak ; après la chute du régime baathiste en Irak et l’arrivée au pouvoir des chiites…
Sans grande originalité, les régimes du Golfe, Arabie en tête, tentent une nouvelle fois la stratégie de l’écran de fumée ; la menace iranienne qui pèserait, imminente, diffuse et polymorphe, sur le Golfe doit détourner l’attention d’une réalité : ce sont les régimes en place, incapables de se réformer, qui provoquent la révolte, la contestation interne n’a nul besoin d’un aiguillon extérieur.
En avril, un réseau d’espionnage iranien a été démantelé au Koweït, deux Koweïtis et un Iranien ont été condamnés à mort ; l’ambassadeur koweïti à Téhéran est rentré au Koweït ; trois diplomates iraniens ont été expulsés de l’émirat; trois diplomates koweïtis ont emprunté le chemin inverse…
Le risque le plus évident d’une telle tactique à court terme réside dans son effet multiplicateur de l’animosité entre sunnites et chiites ; d’autant que le jeu parlementaire au Koweït, plus ouvert que chez ses voisins, offre aux islamistes sunnites une tribune efficace pour exiger de l’émirat qu’il s’aligne plus fermement sur la ligne de conduite dictée par le royaume saoudien : l’Iran est l’ennemi, les chiites du Golfe suspects d’un double jeu, et que l’émirat ne se contente pas du seul envoi aux larges des côtes bahreïnies d’un détachement naval destiné à les protéger.
Cette conjoncture explique la violence, assez inhabituelle, des tensions entre chiites et sunnites koweïtis :
- des députés chiites, Hussein al-Qallaf, Fayçal al-Douweisan (sunnite devenu chiite) …ont déclaré avoir reçu des menaces de mort en raison de leur soutien aux protestataires bahreïnis et de leur soutien au régime syrien ; des Husseinya, lieux de rassemblement des chiites, ont été saccagés ; des livres antichiites seraient distribués à la population ; les slogans sur une invasion iranienne se multiplient…
- le 19 mai, pour la première fois de son histoire, le parlement a été le témoin d’une rixe entre le député Hussein al-Qallaf, coupable d’avoir qualifié les détenus koweïtis de Guantanamo de membres d’al-Qaïda, et des députés salafistes ou membres des Frères musulmans déterminés à le faire taire.
Les tensions intercommunautaires au Koweït procèdent ainsi plus d’une logique politique, celle des islamistes sunnites et plus marginalement du régime, que d’une réalité sociale et économique, évidente à Bahreïn.
En réalité, au Koweït, il n’existe pas d’identification automatique entre chiites (30% de la population) et Perses et entre sunnites et Arabes. Des chiites koweïtis sont arabes, des sunnites koweïtis sont d’origine persane, ils cohabitent dans la Cité-Etat depuis son autonomie au 18ème siècle. Les chiites koweïtis ne peuvent ainsi être considérés comme des pions au service de l’Iran.
Pas plus que sur le plan religieux, leur inclination ne les fait automatiquement pencher vers les séminaires religieux iraniens ; nombre d’entre eux se réclament ainsi de référents religieux iraquiens.
La loyauté des chiites koweïtis envers l’Etat et la famille régnante n’est pas plus douteuse que celle des familles arabes bédouines dont certaines ont collaboré avec les forces d’occupation iraquiennes après l’invasion du Koweït en 1990 quand elles n’ont pas fui le pays, tandis que les grandes familles marchandes chiites demeuraient sur place.
Les chiites sont globalement bien intégrés ; les grandes dynasties marchandes les plus prospères sont majoritairement chiites ; les chiites comptent neuf députés sur 50 et occupent des fonctions gouvernementales ou des postes de direction dans l’administration.
L’apparition d’un nouvel acteur sur la scène sociale puis politique est à l’origine de tensions inexistantes au moment de la coexistence des seules familles chiites et sunnites anciennement établies dans la Cité portuaire : les apatrides ou bidoun (sans nationalité), pour l’essentiel d’origine tribale nomade koweïtie, iraquienne ou saoudienne, n’ayant pu justifier lors des lois de naturalisation leur résidence sur le territoire koweïti depuis suffisamment longtemps (en 1948, la résidence devait être effective depuis 1893 ; en 1959, elle était portée à 1920) pour obtenir la nationalité.
En plusieurs vagues successives, ces bédouins ont été naturalisés car ils constituaient un soutien à la famille régnante, un réservoir d’électeurs et de futurs parlementaires favorables à la dynastie régnante. Ces nouveaux-venus, qualifiés de profiteurs, n’ont pas rencontré l’assentiment des vieilles familles marchandes chiites ou sunnites qui ont bâti pendant deux siècles l’émirat. Les relations entre les chiites et les bédouins sont devenues plus difficiles, sans pour autant basculer dans la division sectaire, à mesure du développement d’associations politiques islamistes sunnites apparentées aux salafistes ou aux Frères musulmans, dont l’électorat est essentiellement bédouin.
A l’exception de quelques perturbations dictées par les évolutions géopolitiques, les relations entre chiites et sunnites koweïtis ont été sur la longue durée marquées par une coexistence globalement harmonieuse. L’actuelle crise sectaire qui les divise aujourd’hui est ainsi un marqueur significatif : en cas de persistance ou d’intensification, si le seuil de tolérance devait être franchi, Koweït empruntera la voix de Bahreïn.
La résolution de cette crise est tributaire de la détermination du gouvernement à ne pas laisser cours aux discours sectaires, de sa retenue à ne pas exagérer la menace iranienne et de sa capacité à résister aux appels de son puissant voisin saoudien, complaisamment relayés par les députés islamistes sunnites koweïtis.