Attention : ce livre, n'est pas un livre sur le thé.

Par Mackie

 

Le Maître de thé

de Yasushi Inoué

1991 (France : 1995, Livre de Poche)

L'histoire :

Pourquoi Rikyu Sen, le grand Maître de thé alors au sommet de son art, s'est-il fait seppuku à 78 ans, au lieu d'attendre paisiblement la mort? Plusieurs années après, cette question hante encore Honkakubo, un modeste moine qui fut son assistant. Au fil du temps qui passe, le vieux bonze entend le témoignage des autres personnes, disciples ou amateurs éclairés,  qui ont approché le Maître, et suivi sa voie du thé "simple et sain".

Le suicide de Rikyu fut-il vraiment ordonné par le Taiko Hideyoshi, devenu maître du Japon réunifié? Si oui, quelle raison donner à une telle disgrâce... et si non, cette mort n'a-t-elle pas une signification secrète, symbolique? "Cherche la réponse par toi-même", n'avait de cesse de répéter Rikyu à son assistant. A l'approche de sa propre mort, Honkakubo consigne les étapes de sa quête dans un journal, conscient d'être bientôt le dernier témoin d'une époque révolue, et le dépositaire d'un héritage précieux, celui du thé "simple et sain", à transmettre au générations futures. 

Ce que j'en pense : 

A la fois enquête, page d'histoire et conte philosophique, le Maître de thé m'a étonné, passionné et séduit. Mais malgré son titre, il ne s'agit pas d'un livre sur le thé. Ou plutôt, bien qu'il soit question, à chaque page, de la cérémonie du thé dans ses moindres détails, y compris la description des ustensiles, ceci n'est qu'un prétexte, ou une métaphore, pour un sujet universel :  la mort. 

 C'est d'abord une enquête.

Honkakubo, le narrateur, a été le dernier assistant de Maître Rikyu, pendant une dizaine d'années. Il est aussi celui qui l'a côtoyé le plus longtemps. Désormais retiré dans une maison solitaire, le vieux moine pense tous les jours à son ancien maître, à tel point qu'il s'imagine dialoguer avec lui, comme s'il était encore en vie. Mais à la question de savoir pourquoi il s'est donné la mort, le maître refuse de répondre... Présenté sous la forme d'un journal d'enquête, dont chaque chapitre correspond à une rencontre avec un témoin, le Maître de thé est centré sur le mystère de cette mort, dont on ignore si elle fut ordonnée, ou provoquée, ou choisie. Assassinat politique? Exécution capitale? Vengeance?  Vrai suicide? La vérité s'éloigne à mesure que Honkakubo croit s'en approcher, mais il consacre à sa recherche les dernières années qui lui restent à vivre. On peut s'interroger sur les raisons de cette quête : peut-être s'agit-il, tout simplement, de la dernière leçon qu'un maître donne à son assistant, par-delà la mort.

 C'est ensuite une fresque historique.

La période que couvre le roman, remonte aux évènements qui ont précédé la mort de Rikyu en 1591, se prolonge sur près de trente ans après, jusqu'à la fin de la vie de Honkakubo. Ce qui nous plonge directement dans ces années qui ont vu la fin de la guerre civile, dite époque Sengoku ou "âge des provinces en guerre", et la réunification du pays sous Hideyoshi Toyotomi, avant l'avènement du Shogun Tokugawa (pour plus d'infos, voir ma chronologie du Japon).

Rikyu (image à droite) a réellement existé. Il fut le grand Maître de thé du Taiko Hideyoshi. C'était une position très élevée, équivalente à celle de grand prêtre, ou de chambellan, aux premières loges des évènements se déroulant au palais, et même sur les champs de bataille. L'histoire retient de lui deux choses :

- il est l'inventeur de la "voie du thé simple et sain", tradition encore observée aujourd'hui dans l'esprit et la forme ;

- le Taiko Hideyoshi lui donna l'ordre de se faire seppuku, pour une raison qui n'est pas complètement expliquée.

Au lieu de se concentrer sur une seule explication, le romancier propose sa propre interprétation, que je ne dévoilerai pas, mais qui coïncide avec le regard qu'Inoué porte sur cette époque : une ère de violence, de cruauté, mais aussi de raffinement et sophistatication. Une ère, surtout, obsédée par l'idée de mort honorable, telle que l'impose le bushido, la voie des samouraïs.

Grâce à son don d'invention (il n'hésite pas à introduire des scènes de rêves), et à une documentation irréprochable, Yasushi Inoué rend intensément vivants des êtres d'il y a quatre siècles, et brosse des portraits hauts en couleurs : celui notamment, du Taiko Hideyoshi, est absolument saisissant. Mais contrairement à son livre le Sabre des Takeda, ici, pas de scènes de batailles, ni de combats au sabre. Le pavillon de thé, où sont invités les puissants, est le lieu de tractations secrètes, d'alliances et de trahisons non dites, mais scellées dans le sang des têtes tranchées et des abdomens percés par le seppuku. La violence est hors cadre, dissimulée aux regards. Mais elle obéit aux préceptes zen qui ont établi, à la fois, la voie du thé et le bushido, le code de l'honneur des samouraïs. Au fond, la mort choisie, ou acceptée, est l'aboutissement de cette philosophie.

 Car c'est, également, un conte philosophique.

Ce texte est l'ultime livre de Yasushi Inoué. Le savait-il, en l'écrivant? Quoi qu'il en soit, il décéda peu après, exactement 400 ans après Rikyu (1991 pour 1591). Impossible donc de ne pas rapprocher les deux maîtres, Inoué et Rikyu, et de ne pas faire un parallèle entre la cérémonie du thé et la création littéraire. Le style d'Inoué ressemble en effet à cette voie du thé "simple et sain", à cette recherche constante de la simplicité, de l'épure et de la précision. En peu de mots, en se concentrant sur les gestes, et sur les objets, Inoué parvient à reconstituer une époque, ses moeurs, ses croyances, sa façon de penser.

Surtout, il nous offre une émouvante réflexion sur la vieillesse, le souvenir, et donc la mort. "Le néant n'anéantit rien : c'est la mort seule qui abolit tout". Telle est la devise secrète de Rikyu. La mort n'est pas un état, mais un geste, et pour un artiste, celui-ci vient couronner l'oeuvre accomplie. Honkakubo, le vieux moine, n'est pas de cette trempe. Il cherche la voie du thé, lui aussi, mais il n'a aucune intention de se donner la mort. Sa quête à lui, paisible, est celle de la rédemption, et du souvenir. Etre en paix avec ses souvenirs, juste avant de mourir, voilà, plus modestement, sa propre voix du thé. Et comme l'explique un autre personnage, vieux samouraï devenu amateur éclairé : la nouvelle voie du thé, devra être celle de la paix retrouvée.

N.B : un film a été tiré de ce livre : il s'agit de La Mort d'un Maître de thé, de Kuma Kei, avec Toshiro Mifune, Ours d'argent au festival de Berlin en 1989.

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