Je crois que ça ne m’était jamais arrivé auparavant. Alors que le Festival de Cannes a fermé ses portes sur son palmarès dimanche soir, Robert De Niro et son jury m’ont retiré cette savoureuse attente annuelle des films les plus excellemment primés à la manifestation azuréenne. Chaque année, alors que la Croisette rend son verdict, le décompte commence pour cultiver l’impatience de voir la Palme d’Or et son dauphin s’étant consolé avec le tout de même éloquent Grand Prix. Pas cette année. Cette année, moi-même et un certain nombre de spectateurs n’ayant pas mis les pieds à Cannes ont déjà vu ces deux films. Deux films on ne peut plus différents que j’ai accueillis et vécus avec une émotion bien différente.
Au gigantisme cosmique de The Tree of Life a répondu la banalité attendue du Gamin au Vélo, tous deux déjà sortis en salles. Dimanche soir j’étais devant la télé, ne coupant pas à ce rendez-vous annuel qu’est la Cérémonie de Clôture du Festival de Cannes. Si l’ouverture est somme toute affaire d’affinité avec la maîtresse de cérémonie (ou le maître) – et cette année je dois bien avouer que l’affinité n’était pas forte avec Mélanie Laurent – la clôture est une bulle de curiosité où l’excitation peut trouver sa place. C’est généralement le cas pour moi. J’adore cette attente spéculative des derniers instants. Ces visages parsemés dans cette immense salle sur lesquels on s’amuse à reconnaître celles et ceux qui ont donc été rappelés par Thierry Frémaux, signifiant donc leur présence ou celle du film au Palmarès du plus grand festival de cinéma au monde.
Chaque année, je regarde ce Grand Théâtre Lumière et découvre avec une joie ou une déception très enfantine celles et ceux qui verront leurs noms associés à jamais au Festival de Cannes. Chaque année je me demande lesquels des films que j’ai guettés et scrutés dans la presse et sur le web vont repartir avec un prix. Chaque année je suis déçu dans une certaine mesure, car on s’en est tous rendu compte un jour ou l’autre, les palmarès pleinement satisfaisants n’existent pas, ou si rarement.
En ce jour de mai 2011, je découvrais les visages de Ryan Gosling et Nicolas Winding Refn, ceux de Jean Dujardin, Bérénice Bejo et Michel Hazanavicius, ceux des frères Dardenne, de Cécile de France et de leur gamin au vélo, ceux de Maïwenn Le Besco et de ses acteurs et actrices, et d’autres dont les visages ne me disaient rien. Et les spéculations commençaient. Ma première pensée alla aux Dardenne : « Eh merde, ils sont encore là eux, pourvu qu’ils n’aient pas la Palme ! ». Ma peur de les voir entrer dans l’histoire en devenant les premiers à remporter trois Palmes d’or me donna tout à coup des sueurs froides. Pourvu qu’ils aient un « petit » prix, même si une telle chose n’existe pas à Cannes.
Prix du Jury… Polisse de Maïwenn. En voilà une que je déteste, mais son film a l’air bien. Heureusement, elle semble meilleure cinéaste que mère. Prix du Scénario… Footnote (Hearat Shulayim), l’israélien qui n’a pas déchaîné les passions pourtant parmi les festivaliers, même si la présence au générique de l’excellent Lior Ashkenazi me rend tout de suite ce film attirant. Prix d’interprétation féminine… Kirsten Dunst pour Melancholia de Lars Von Trier. Le jury aurait-il trouvé là le moyen de récompenser un film presque unanimement salué par la critique (française ?) sans pour autant donner un prix au banni Lars Von Trier suite à ses propos plus que douteux lors de sa conférence de presse ? Peut-être.
Tandis que Jean Dujardin venait chercher son Prix d’Interprétation Masculine sur scène - en saluant théâtralement Robert de Niro - pour sa performance muette et en noir et blanc dans The Artist, et passé l’excitation et la grande satisfaction de voir Nicolas Winding Refn se voir attribuer le Prix de la Mise en Scène pour son alléchant Drive (que Cannes a transformé en mon film le plus attendu des mois à venir, à peu de choses près), je me suis donc mis à m’inquiéter. Il ne restait plus que le Grand Prix et la Palme d’Or à remettre, et les Dardenne et leurs acteurs étaient toujours assis dans la salle à attendre une récompense. Oh la mauvaise blague. Me faites pas ça. Je l’ai vu il y a moins d’une semaine leur Gamin au vélo, et les voir rafler la Palme avec un tel film me minerait. Donnez-leur le Grand Prix mais pas la Palme. Le Grand Prix mais pas la Palme. Le Grand Prix. Allez. Yes. YES ! Ouf ! Ils ont le Grand Prix ! Ex-æquo avec Bir zamanlar Anadolu’da (Once upon a time in Anatolia), le nouveau film du turc Nuri Bilge Ceylan, dont presque toutes les critiques s’accordaient à dire que ce film contemplatif de 2h40 en toute fin de festival, c’était un ennui assez inévitable. Mais Ceylan, comme les Dardenne, parvient toujours à charmer les jurys cannois avec ses films, et ne repart jamais sans son prix. Voici donc les belges et le turc à se partager le Grand Prix, succédant à Des Hommes et des Dieux.
Mais alors qui donc pour la Palme ? Je n’ai pas repéré d’autre équipe de film à l’écran, même si j’ai raté le début de la cérémonie et que j’ai donc pu rater un cinéaste. Lorsque Robert De Niro se lève pour annoncer le film et son réalisateur, je me cambre vers la télé, j’ouvre mes oreilles au maximum pour entendre le titre le plus rapidement possible, et je tombe presque des nues en entendant de Niro annoncer The Tree of Life de Terrence Malick. Je ne l’attendais pas. Je ne l’attendais plus. Avant le festival, c’était une Palme d’Or toute désignée, imbattable, assurée. Après sa projection lors du Festival, les sifflets se disputant aux applaudissements, les critiques dubitatives dialoguant avec celles l’intronisant au panthéon des œuvres cinématographiques les plus ambitieuses et fascinantes, j’imaginais un jury tout aussi déchiré et un autre film s’en allant avec la Palme.
J’avais oublié que les plus belles Palmes sont celles qui divisent, qui bousculent, qui enthousiasment autant qu’elles laissent perplexes. Le 64ème Festival de Cannes s’est achevé, un excellent cru paraît-il. Dans les sections parallèles, Take Shelter, pour lequel j'ai déjà mentionné mon attente, a remporté le Grand Prix de la Semaine de la Critique, ou Kim Ki-Duk, revenant avec Arirang, succède pour le Prix Un Certain Regard à son compatriote coréen Hong Sang Soo qui l'avait lui remporté pour Ha Ha Ha en 2010.
Je ne doute pas d’être révolté par l’absence de certains au Palmarès une fois que je les aurai vus, dans quelques mois. Mais je doute encore moins que Robert De Niro, Olivier Assayas, Johnnie To, Martina Gusman, Jude Law, Linn Ullmann, Uma Thurman, Mahamat Saleh Haroun et Nansun Shi ont fait le choix de l’exigence, de l’évidence et de la grandeur pour le Festival de Cannes dont ils avaient la responsabilité. Ils ont bien fait de récompenser l’invisible Malick.