Une absence totale de rigueur intellectuelle
Un exemple ? Page 40, l'homme qui est le centre du cercle de la raison, autour de qui tout s'ordonne, écrit à propos des écolos : "la bataille contre les OGM est leur créationnisme. Au moins n'a-t-elle aucun fondement religieux et se contente-t-elle de traduire une vision totalitaire de la nature."
On note la finesse de cet intellectuel : l'opposition aux OGM est totalitaire.
Transporté page 88, le lecteur est dans un passage consacré aux bienfaits de l'Union européenne : "on a vu des producteurs américains d'OGM renoncer à lancer de nouvelles variétés qu'ils pensaient inacceptables au regard des règles européennes"...
Il y a si peu d'arguments en faveur de l'Union que le pauvre M. Minc, ou le stagiaire qui lui a préparé ses fiches, a dû faire passer le refus des OGM, une mesure totalitaire, pour un progrès européen...
Autre contradiction amusante : page 37, "l'inscription de la religion dans la seule sphère privée est l'apanage exclusif et l'honneur de l'Europe".
Trois pages avant, on avait pu lire ça : "les institutions européennes [traitent les églises] à l'instar des syndicats ou des mouvements écologistes, comme des lobbys de première catégorie."
Le reste de l'ouvrage est à l'avenant. Pour une raison de définition tout d'abord, et par facilité sans doute.
Minc en effet entend convaincre le lecteur que l'Europe est un havre de paix et qu'en conséquence, sans doute, il convient de poursuivre l'édification de l'Union européenne.
La facilité extraordinaire que s'est offerte Minc consiste en un tour de passe-passe : il met dans Europe tout ce qui est positif sur le continent européen, que cela ait un rapport ou non avec l'Union européenne. Pour en déduire ensuite qu'il faut poursuivre ce projet malade.
Cela n'a aucun sens, et un autre européen moins primaire, Olivier Ferrand, l'a décrit avec précision (in l'Europe contre l'Europe). En une phrase de Ferrand : " L’Europe ne porte pas le modèle européen ; pire elle le menace."
Les acquis sociaux du "modèle européen" sont hérités des états-nations et de l'après-guerre, et la réalité est que l'Union europénne comme institution s'acharne à les mettre à plat avec une patience infinie (cf. L'Europe sociale n'aura pas lieu ou L'horreur européenne).
Plus en détail, Minc mentionne la révolte des opinions publiques quand il a été révélé (par la Suisse oublie-t-il de préciser) que la CIA avait installé des prisons secrètes en Europe. Il ne précise pas que l'Union européenne n'a, elle, pas dit un mot.
Une bonne part de l'argumentation de Minc tombe donc quand on remet ainsi les choses à leur place : tout ce qui se passe sur le sol européen n'est pas un bienfait de l'Union européenne. Au contraire, c'est très souvent malgré l'Union européenne.
Autre problème lié à cette facilité que s'offre Minc en jouant entre l'Europe zone géographique et Union européenne, forme juridique : le rôle de la concurrence et de l'émulation entre états européens.
A de nombreuses reprises, Minc signale que l'émulation entre états européens conduit à une amélioration globale dans l'Union. Cela ne vaut - si c'est vrai - que parce que les états résistent. Le jour où le fédéralisme l'aura emporté, pas une tête ne dépassera et une vague commission européenne décidera pour 450 millions d'européens, sur le modèle des décisions concernant la sécurité des aéroports.
L'argument de Minc est de toute façon factuellement inexact : lors de la directive temps de travail, c'est un maximum extrêmement élevé qui a été retenu, pas la norme la plus favorable aux travailleurs.
L'émulation la plus achevée en réalité, c'est de défaire l'Union européenne. Ce point n'est pas qu'anecdotique, on lira avec intérêt l'ouvrage de David Cosandey à ce sujet, republié chez champs Flammarion récemment.
Minc peut aussi être grossièrement mensonger.
Parfois par omission : vantant la démocratie européenne, il ne se soucie pas une seconde du fait que la démocratie a été bafouée lors de l'adoption du Traité de Lisbonne. Il appelle cela "contourner l'obstacle référendaire"...
Vantant l'effort de coopération européen en Afrique, il oublie de préciser que la renégociation des accords ACP est un échec depuis 2007 tant les conditions imposées par l'Union sont unilatérales.
Signalant que le faible taux de participation aux éléctions américaines "relativise les mérites du suffrage universel américain", il oublie de mentionner qu'il est encore plus fort pour les élections au Parlement européen (dont tout citoyen digne de ce nom et un peu éduqué se contrefiche éperdument).
Lorsqu'il s'émerveille de voir que les "armées européennes interviennent toujours côte à côte sur les terrains d'affrontement du monde entier", il oublie deux choses. D'abord on croyait que l'Europe c'est la paix. Ensuite et surtout, quand les armées européennes interviennent quelque part, c'est sous la bannière de l'OTAN. Le chef de la diplomatie du Luxembourg a même théorisé la chose récemment : "mon pays comme beaucoup d'autres, n'a qu'un seul moyen de s'engager, c'est dans le cadre de l'Otan."
Grotesque :
"Dans sa relation avec le monde pauvre, l'Europe se veut aussi exemplaire et morale. Dans son discours, de loin le plus tiers-mondiste et le plus attentif aux autres, elle se comporte en effet comme entité politique, avec les mêmes objectifs que les plus grandes institutions privées américaines, la fondation Gates ou la "Clinton global initiative". La grandeur de l'Europe serait donc de se hisser à hauteur de la fondation Gates... Faut-il en rire ou en pleurer ?
Technocrate :
Emporté par sa fougue réformatrice, il met les européens au défi : "si nous sommes incapables de fusionner le Max Planck Institute et le laboratoire de physique de l'ENS, la London School of economics et Sciences-Po [...] nous ne devrons nous en prendre qu'à nous-mêmes". Il s'agit typiquement du genre de mesures symboliques qui servent au fonctionnaire capricieux à montrer son pouvoir. Imagine-t-on le ridicule d'un fonctionnaire américain qui exigerait de fusionner le MIT et Stanford, Georgia Tech et l'Université de Chicago, Harvard et Yale ?
Nombre d'arguments pro-Europe sont de la même farine : en additionnant des choux et des carottes, on obtient...plus de légumes. En effet. On pourrait aussi bien écrire que plus on est de fous plus on rit, ce serait du même niveau dans l'argumentation. Est-ce pour autant convaincant ?
Quand Alain Minc a raison
Même une montre arrêtée donne l'heure exacte deux fois par jour. Minc a parfaitement raison lorsqu'il juge que l'Union est solide car pas réformable. Pour lui, pas de retour en arrière possible, car "l'Europe n'a pas [...] de meilleure alliée que sa complexité : celle-ci suffit pour bloquer toutes les tentatives de pas de côté."
Voilà qui ridiculise tous les alter-européens : l'Union n'est pas réformable. La seule alternative au piège européen est d'en sortir. Pour cette démonstration, M. Minc, merci.
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On ne conclura pas ce débat européen. Je constate juste que les défenseurs de la chose tombent très bas dans l'argumentation. Depuis 2005, le niveau de leurs arguments ne s'est pas élevé et le livre de Minc ressemble aisni plus au tir des dernières cartouches qu'à une avancée conceptuelle...