Les expositions sur la mode sont rarement étonnantes dans leur scénographie, classique avec leurs stockmen enfermés dans des vitrines soigneusement datées. Galliera et Bourdelle cassent les codes, en libérant le vêtement par une subtile mise en perspective avec la sculpture. Au texte Nancy Kattau accompagnée par les magnifiques photos de Laure Bernard...en attendant une vidéo exclusive sur le sujet !
Si l’exposition portant sur Madame Grès permet d’avoir accès au travail d’une créatrice que peu connaissent, son contenu est tout aussi intéressant que le contenant. Media is message ? La scénographie créée pour l’événement sert bien cet adage en vogue dans les agences de communication. Et ce, à plusieurs égards.Les dessous d’une maison de mode
C’est actuellement au coeur du Musée Antoine Bourdelle que s’expose Madame Grès. Non pas simplement ses créations, mais son univers, sa personnalité comme son exigence . La mise en scène raconte un imaginaire qui semble avoir animé sa recherche d’excellence. Et c’est dans l’Atelier d’Antoine Bourdelle, poussiéreux, aux outils lourds et massifs, au mobilier en chêne si masculin que tout semble commencer. Quelques pièces exposées dans cet atmosphère de labeur & de création suffisent à saisir combien la créatrice a cherché à sculpter l’air par le tissu, de sorte de façonner une féminité absolue. Ici, pas d’aiguilles ou de bobines, les robes ont atteint leur état de perfection. Sous vitrine, comme protégées, elles sont le dernier chapitre, l’aboutissement, d’un ouvrage caractérisé par un travail de longue haleine. Et au-delà de l’atelier, il y a l’essayage, dans les coulisses d’une maison de mode pourrait-on dire : des tabourets de bois comme ceux sur lesquels il nous faut monter pour retoucher une épaule, réajuster un drapé. Ici, des bustes sans tête, dont on ne voit pas le pied. Là, des corps en bois, articulés jusqu’aux phalanges. Enfin, quelques planches de dessin, quelques photographies. Tout souligne l’expérience unique qui nous est offerte d’aller et venir dans les coulisses de la maison de couture de madame Grès, pour le plus grand plaisir d’Antoine Bourdelle.
Des muses dans un musée
En effet, comment ne pas voir dans cette présence de silhouettes incarnant la féminité mythique, les muses de l’artiste, ou plutôt, des hommes. Car les femmes ne participent-elles pas de l’inspiration des artistes ? Et, face à la pesanteur de la pierre, de personnages héroïques qui s’affirment par leur mouvement comme leur hauteur impressionnante, les modèles de madame Grès sont d’une légèreté fascinante. Fondues dans la blancheur du marbre, les modèles sont comme des apparitions divines, éphémères. Des fantômes et pourtant plus animés que les statues du musée. Légères, mais loin d’être chétives : elles sont aériennes, stoïques comme dans une extrême maîtrise de soi, ou faisant face aux statues, réunies en groupe telles des vestales voire des déesses toute-puissantes. Le féminin fait front au masculin avec une même énergie impressionnante. Voire davantage. Elles, sont libres par le flottement dans l’espace, eux, dépendent de la terre sans quoi ils s’écrouleraient. Ainsi, c’est la force de caractère d’une Madame Grès, au style de vie quasi-ascétique qui nous est raconté.
La force du sexe faible
Cette force de caractère s’accompagne d’une certaine distanciation : malgré la proximité des modèles, à portée des mains les plus curieuses et/ou les plus esthètes, malgré les doigts articulés qui appellent à vouloir les saisir, les femmes qu’évoquent les créations exposées semblent intouchables. Leurs attitudes de droiture extrême, la force de l’union de silhouettes mimétiques mais pourtant chacune valorisée dans l’espace, cette féminité-là est charismatique, impose le respect, interpelle même sur la place des femmes dans la société, tant les créations disent statut.
Un musée en émoi.
L’interrogation n’épargne pas les statues elles-mêmes. Par un jeu précis de réciprocité entre elles et les créations de madame Grès, elles s’animent autant que s’anime le public par le seul imaginaire. Un imaginaire au service d’une immersion plus que d’une simple visite culturelle : la mise en scène de l’univers de Madame Grès modifie le sens des murs du Musée Bourdelle qui l’accueillent, ses habitants de pierre étant eux-mêmes interpellés par Madame Grès. Ou est-ce l’inverse. Face à un Christ en croix, dans la pénombre, se tient une mère, ou une veuve, sans tête et pourtant d’une présence imposante. La mort face au deuil. On pense à Marie, ou Marie-madeleine, qu’importe : la scène est intense. Voir la mort en face dans une telle attitude : cette femme toute en noir n’en est que plus fascinante. Elle est aussi peut-être l’humanité qui regarde sa propre faiblesse, dans un certain dévoilement de sensibilité religieuse. On pourrait rester devant un tel tête à tête pendant plusieurs minutes, et c’est aussi une des raisons pour lesquelles la scénographie imaginée par les commissaires de l’exposition donne toute son épaisseur à la présentation de l’oeuvre de Madame Grès. En effet, Olivier Saillard et Laurent Cotta sont parvenus à créer des interactions au service d’émotions. Un talent comme une justesse au service d’un univers unique, celui de la créatrice. Bien des marques s’échinent à concevoir des espaces - vitrines pour leurs produits et dans lesquels les visiteurs pourraient faire l’expérience de leurs valeurs. Reste que l’expérience se limite parfois à la simple démonstration, sans grand impact. La scénographie choisie pour l’exposition Madame Grès a ce mérite de favoriser une réelle implication au service de la transmission et de l’intériorité. Et si l’on parle d’identité de marque, d’importance du brand content, de valorisation d’un savoir et savoir-faire authentiques, il ne serait pas si surprenant que d’hommes de culture, ces derniers deviennent, le temps d’une consultation, hommes de culture de marque. Nancy Katau Photos : Laure Bernard Site : Musée Bourdelle