Éric Bonnargent
Goya, Le pèlerinage de Saint Isidore.
Roberto Arlt (1900-1942) est l’auteur d’une œuvre si profondément marquée par sa ville natale, Buenos Aires, que Juan Carlos Onetti écrira de lui qu’il était « un écrivain qui comprit mieux que personne la ville où il lui fut donné de naître »[1]. Il était donc presque évident que les jeunes éditions Asphalte qui ont fait de la littérature urbaine leur ligne éditoriale s’intéressent aux Eaux-fortes de Buenos Aires. Les Aguafuertes Porteñas, littéralement les Eaux-fortes Portègnes[2], désignent les chroniques publiées par Roberto Arlt dans le journal El Mundo entre 1928 et 1933. Ces chroniques constituent une mosaïque reconstituant la vie telle qu’elle se passait dans une ville en pleine mutation, une mutation au cœur des textes de l’auteur des Sept fous. Si Roberto Arlt parvient si bien à retranscrire l’ambiance qui régnait alors dans la capitale argentine, c’est grâce à son style, un style que Mario Vargas Llosa qualifie à juste titre de « crapuleux »[3]. Arlt n’est pas un puriste et il s’en prend ouvertement à ces grammairiens qui le critiquent, mais que personne ne lit, « pas même leurs proches, tellement ils sont barbants. » Sa langue est celle de la rue, un langage parlé et argotique. Cet argot caractéristique des faubourgs de Buenos Aires, le lunfardo, Arlt en est un ardent défenseur. Il y consacre quelques chroniques dans lesquelles il étudie certaines expressions en proposant des étymologies. Mais ce qui l’intéresse le plus, c’est que le lunfardo est la langue de la vie, pas cette langue avariée qu’on ne parle que dans les salons bourgeois. La langue d’Arlt n’est pas celle de Borges, c’est une langue parlée et ses textes se veulent si proches de ses lecteurs qu’il n’hésite pas à les prendre à partie, à citer les lettres qu’ils lui envoient.L’argot permet à Arlt de mieux décrire ce monde interlope pour lequel il ressent une véritable tendresse. Quoi de plus attendrissant et de plus tragique que ces mères désespérées qui, au lieu de nourrir leur famille, jouent au loto leurs quelques pesos dans l’espoir… de nourrir leur famille ? Dans la plupart des chroniques, il s’agit de tracer un portrait, de réaliser une eau-forte permettant de fixer pour l’éternité une scène de vie. Arlt est un disciple de Goya dont il admire le travail : il peint avec des mots, révèle la beauté de la laideur et lorsqu’il relate des conversations entre voleurs dans des bars borgnes ou des scènes de la vie ordinaire, cela forme un tableau vivant donnant l’impression au lecteur d’être lui-même le témoin de ce que l’écrivain décrit. Cela est sans doute dû au fait qu’Arlt ne s’intéresse pas aux quartiers populaires de l’extérieur ; fils d’immigrés[4], il en est originaire et les a dans le sang :« Voilà le quartier portègne, c’est notre quartier à nous et on n’en a pas d’autre ; quartier que tous, qu’on soit bon à rien ou intelligent, nous portons dans la moelle, comme un sort qu’on nous aurait jeté, et qui ne meurt pas, qui ne mourra jamais. »
Pour Arlt, le monde se divise en deux : il y a d’une part les classes populaires, d’autre part les classes bourgeoises. Cette dichotomie est mise en avant par la première chronique, « Les gosses qui naissent vieux » qui oppose les enfants espiègles et rieurs aux tristes enfants sages :
« Le fait est qu’il y a des mioches guillerets, espiègles et moqueurs, et d’autres qui ne sourient jamais même par mégarde ; des gamins qui semblent avoir été coulés dans la noirceur d’un costume de fonctionnaire, des gamins qui ont un je-ne-sais-quoi de la cave d’un marchand de charbon mêlé à la tendresse d’un bourreau en décadence […], des gosses qui ont la gravité prématurée d’un secrétaire d’État. »
Arlt n’est pas pour autant un écrivain engagé. Sa vision des choses est moins politique que sociale et sa tendresse va à un monde en voie d’extinction, à des manières de vivre qui s’opposent parfois par leur inertie même au processus de modernisation dont Buenos Aires est victime dans ces années-là. Arlt est un promeneur solitaire qui se fait le témoin nostalgique des modifications du paysage urbain. Buenos Aires, écrit-il, « c’est la pampa qui se déguise en ville ». Les pensions de famille en ruine qu’il fréquente disparaissent et il enrage contre les pavés qui envahissent les rues comme il s’émeut face aux rares vestiges d’une époque à peine révolue : les solitaires grues rouillées de l’île Maciel ou les dernières éoliennes de pompages inactives du quartier Flores, le quartier de son enfance :
« Que Flores était beau, que Flores était vaste autrefois ! Partout s’élevaient des éoliennes. Les maisons n’étaient pas des maisons mais des bâtisses. »
Il ne reste plus que quelques traces de cette époque où les quartiers de Buenos Aires étaient des petits villages où tout le monde se connaissait. La fraternité qui y régnait a disparu au profit de l’individualisme, du cynisme et de la jalousie à laquelle Arlt consacre plusieurs chroniques. Les salopards se sont multipliés et, à l’aide son argot, l’écrivain portègne les différencie : il y a le furbo, le sinistre fouineur, le garronero (le parasite), l’homme qui donne toujours raison ou encore l’homme bouchon, « le type le plus intéressant de la faune des enflures ». Tout les distingue de ces habitants portègnes si typiques dont la paresse s’oppose à un monde fait pour les agités et les sans-cœur. Là aussi, Arlt s’applique avec tendresse et humour à distinguer plusieurs catégories de paresseux : il y a le malade professionnel, toujours un fonctionnaire, dont l’existence est nécessaire à la bonne marche de l’administration, il y a le gardien du seuil, cet homme qui, pendant que sa femme travaille, demeure assis toute la journée sur le pas de sa porte et dont le travail est de chercher un travail sans quitter sa chaise. Il ne faut pas le confondre avec l’admirable fiacún qui « en refusant de travailler, n’agit nullement avec préméditation mais de manière instinctive, ce qui force le respect. » Plus impressionnant encore est le squenun, « un phénomène d’épuisement social », qui vit avec le strict minimum en consacrant son temps à la lecture des philosophes et des sociologues. Rien à voir donc avec l’homme qui fait le mort. Alors que le squenun assume sa paresse, l’homme qui fait le mort a un boulot, mais fait semblant de travailler, se déchargeant sur les autres. La paresse atteint son summum avec l’homme qui en a ras-le-bol, ce « clodo méditatif » dont la seule occupation est d’en avoir ras-le-bol. La sagesse de ces hommes est digne des plus grands sages de l’Inde :
« Ils en ont ras-le-bol. La flemme les a bouffés jusqu’à la moelle. Ils s’ennuient tellement que, pour parler, il leur faut prendre des minutes de vacances et des arrêts maladies d’un quart d’heure. Ils en ont ras-le-bol. Ils ne font rien, ni en bien ni en mal. Ils ne volent pas, n’arnaquent pas. Ils ne jouent pas, ne parient pas. Ils ne se promènent pas, ne s’amusent pas. Et même, ils renoncent à avoir une fiancée parce que c’est trop de boulot que d’aller baratiner devant une porte et de tenir le crachoir au futur beau-père. Ils en ont ras-le-bol. Ils n’aspirent qu’à un après-midi éternel avec, au loin, un coucher de soleil, une petite table sous un arbre et une carafe d’eau pour la soif. »
Roberto Arlt se sent proche des paresseux et il en est un à sa manière. Il reconnaît qu’au réveil, son plus grand plaisir est de se plonger dans la contemplation de son gros orteil. Chez lui, il ne s’agit pourtant pas de paresse à proprement dit, mais d’oisiveté. Il s’agit de se retirer des foules de surexcités, de se tenir à la marge comme certains de ces arbres du jardin botanique :
« Et la seule noblesse qu’on y trouve est celle des arbres… les arbres qui vieillissent en s’écartant des hommes pour ramasser le ciel entre leurs bras. »
Arlt cultive son oisiveté en se promenant dans les rues de la ville, éternel piéton. Il y a cependant deux types de piétons : le flâneur et le passant. Pour un passant, il s’agit d’aller d’un endroit à un autre. Pour lui le trajet n’est rien, il n’est qu’un moyen. Le flâneur, lui, ne va nulle part, la finalité de sa marche, c’est le trajet. La caractéristique du flâneur est par conséquent sa disponibilité. Il a le temps, il n’est pressé par aucune contrainte, sa marche est arythmique, comparée à celle des hommes pressés qui constitue la foule des passants. Les passants ne sont les uns pour les autres que des silhouettes et n’ont de visage que pour le flâneur qui prend le temps de les regarder. Le flâneur est un voyeur. Son regard sur le monde n’est pas utilitariste, il est esthétique. Il est le seul dans la ville à pouvoir contempler son environnement. Il a le temps, il le maîtrise et c’est pourquoi il peut s’émerveiller d’un rien, d’une conversation dans le tramway, d’une file de chômeurs. Il y a une poésie de l’ordinaire qu’il est le seul à percevoir. Tout est source d’émerveillement : des maisons restées en chantier à cause de la crise économique, le public des cabarets miteux, etc. Il n’y a que pour le flâneur qu’une « fenêtre éclairée dans la nuit grandissante est une histoire que personne n’a encore écrite ». Le flâneur est le maître du temps et il s’en sert pour rêver ou pour s’amuser dans un monde devenu bien trop sérieux. Le flâneur se promène dans sa ville, un microcosme rendant tout voyage superfétatoire :
« j’en suis venu à la conclusion que celui qui ne trouve pas l’univers entier dans sa ville ne trouvera jamais une rue originale où que ce soit dans le monde. »
La poétique développée par Arlt dans ces chroniques n’est pas sans rappeler celle des grands promeneurs parisiens que furent Henri Calet ou Léon-Paul Fargue. Contemporains les uns des autres, ils sont des poètes de l’effacement, attentifs à ce qui n’existe plus ou à ce qui peine à survivre. Tous constatent que le progrès et le confort éloignent leur ville de l’Eden qu’elle fut autrefois :
« Le lopin de terre coûte maintenant cent pesos. Avant, il en coûtait cinq et on vivait plus heureux. Certes, il nous reste la fierté d’avoir progressé, ça oui, mais le bonheur n’existe pas. Emporté par le diable. »
En réalité, la sensibilité de Roberto Arlt est plus proche de celle d’un Clément Lépidis. Alors que Calet et Fargue ne sont que nostalgiques, Arlt et Lépidis, chacun à leur manière, montrent que l’époque qui est en train de disparaître n’était pas si idyllique que cela. Arlt dénonce l’asservissement de ces femmes que la misère a fait naître « sous le signe du travail », comme il dénonce l’exploitation des enfants par leurs parents. L’éducation est un espoir, mais un espoir auquel il ne croit pas assez pour ne pas regretter la lente, mais inexorable décomposition d’un Buenos Aires qu’il aime par-dessus tout et qui l’emportera fatalement, sans laisser de traces :
« Je n’ai pas de famille et, comme je respecte la beauté et déteste la décomposition, je me suis inscrit à la société de crémation pour qu’au jour de ma mort, le feu me consume et qu’il ne reste de moi, comme seule trace de mon irréprochable passage sur terre, que quelques pures cendres. »
Les Eaux-fortes de Buenos Aires sont un petit chef-d’œuvre de littérature urbaine et il n’y a plus qu’à remercier les éditions Asphalte d’avoir permis au lecteur de français de les redécouvrir dans une superbe édition agrémentée de photographies en noir et blanc et d’une playlist qui accompagnera idéalement votre lecture.
Roberto Arlt, Eaux-fortes de Buenos Aires. Traduit par Antonia García Castro. Asphalte éditions. 18 €.
[1] Onetti, « Semblanza de un genio rioplatense » in Nueva novela latinoamericana.[2] Ce terme désigne ce qui est relatif à Buenos Aires : ses habitants, ses spécialités, etc.[3] Mario Vargas Llosa, Voyage vers la fiction.[4] Son père était allemand et sa mère italienne.