Le musée des Beaux-arts d’Angers conserve une belle collection de peintures, sculptures et objets d’art, des primitifs italiens à l’époque contemporaine. Mais il accueille surtout actuellement (jusqu’au 12 juin 2011) une exposition temporaire des plus intéressantes. Derrière un titre au premier abord énigmatique, Le Cabinet de Bracha, se déploie en effet une sélection, opérée par Bracha Lichtenberg Ettinger, de travaux graphiques tout à fait singuliers, créés entre 1981 et 2011.
Cette artiste, née à Tel Aviv en 1948, a vécu à Paris pendant près de vingt ans. Elle se partage aujourd’hui entre Israël et la France. Titulaire d’un doctorat d’art et d’un DEA de psychanalyse, sa recherche picturale, intellectuelle et spirituelle est principalement axée sur le travail de la mémoire, et sur l’effacement. Effacement progressif (ou relecture) de la mémoire, sans doute, mais aussi effacement concomitant de l’image, des êtres et des corps.
On pourrait penser certaines de ses œuvres abstraites ; cependant, un regard attentif fait apparaître des silhouettes, des formes humaines, ectoplasmiques, suggérées, allusives ou plus identifiables et ce n’est pas un hasard si, sur une même toile ou un même papier, se confondent, plus qu’ils ne se superposent, un couple dans l’insouciance de son bonheur (d’avant guerre, probablement) et une file de femmes déportées, nues, se pressant les unes contre les autres dans l’attente de leur extermination. La Shoah reste l’un des principaux domaines du XXe siècle à se prêter au travail de l’effacement et de la sublimation des corps – un terme qu’il faut prendre ici au sens physique du terme, c’est-à-dire le passage de l’état solide à l’état gazeux, à la fumée des fours et des brasiers. « Peuple né de l’ombre et disparu avec elle », pourrait-on dire, citant Malraux, peuple livré à la nuit et au brouillard, plus certainement encore, à ce brouillard qui efface, lui aussi, l’existence matérielle et anihile les contours.
Pour atteindre son but, Bracha Ettinger utilise deux méthodes opposées – démarche significative. L’une consiste à estomper le réel en utilisant un photocopieur (xérographie) comme outil de travail, en jouant avec les poussières d’encre. L’autre fait la part belle aux superpositions infinies et délicates de matières, une technique de glacis qui n’est pas sans rappeler le sfumato de Vinci. Sous son pinceau rigoureux, le bleu, le violacé, le rouge entrent en vibration pour finalement produire un étrange spectre (dans tous les sens du terme) de lumière au milieu d’un univers fractionné. Ainsi, se profilent les âmes errantes, dans des tableaux d’autant plus intimistes que leur format reste réduit.
L’univers intime du cabinet se retrouve en outre dans l’installation, sous vitrine, d’une multitude de carnets et de quelques livres d’artiste que Bracha conserve habituellement chez elle. Sur les pages de ces petits répertoires, s’entrechoquent numéros de téléphone, notes personnelles (en anglais, français ou hébreu, indifféremment), aphorismes, dessins et peintures. On semble toucher au plus près de l’artiste et de la femme, deux statuts si étroitement mêlés qu’ils demeurent évidemment indissociables.
Résolument moderne, Bracha Ettinger ne reste pas confinée dans son cabinet. Elle enseigne l’art et la psychanalyse dans plusieurs universités, traduit en hébreu les Séminaires de Lacan et milite au sein de l’ONG “Physicians for human rights Israel” pour les droits des Palestiniens. Par ailleurs, elle utilise aujourd’hui toutes les ressources qu’offre la technologie, comme la photographie et la scanographie, preuve que l’on peut à la fois travailler sur la mémoire et vivre pleinement dans son siècle.
Le catalogue de l’exposition, réalisé par le musée des Beaux-arts d’Angers sous la direction de Patrick Le Nouëne (240 pages, 24 €), est en tout point remarquable ; il se présente comme un beau livre-objet fort bien illustré, mais aussi comme un document indispensable pour aborder l’œuvre de cette artiste, trop peu exposée en France.
Illustrations : “No title yet n°1 (Saint-Jean-le-Baptiste)”, 2003-2009, huile sur toile, collection particulière - “No title, Sketch n°6″, 1985, technique mixte sur toile, 27,3 x 32,1 cm, collection particulière - “Sans titre”, 1986, Dessin/technique mixte, 20,3 x 16,8 cm, collection particulière.