Notes de lecture
Et si Marx avait raison ? Tome 2 par Marco Wolf l’Harmattan 2010 281 pages
Pour en finir avec le système capitaliste
Le marxisme, voilà qu’on le proclame dépassé. La chute du Mur de Berlin, suivie deux ans plus tard par la fin de l’Union soviétique, était censée lui avoir porté le coup de grâce. Mais Marx n’est pas responsable des crimes commis par des régimes bureaucratiques ou nationalistes qui se réclamaient abusivement de lui.
Le capitalisme, de son côté, n’a pas changé de nature depuis un siècle, contrairement à ce qu’on veut nous faire croire. Et la course au profit fait actuellement planer sur le monde la menace d’une catastrophe à la fois économique et écologique, qui a peut-être déjà commencé.
Pour en finir avec ce système économique de plus en plus fou et irresponsable, il est temps de redécouvrir le marxisme – le vrai, et non la hideuse caricature qu’en a donnée le stalinisme au siècle dernier.
La chute du Mur de Berlin symbolisait effectivement – nul ne le conteste plus aujourd’hui – la dictature bureaucratique dans les pays du bloc soviétique, en même temps que l’asservissement de tous ces pays à l’Urss.
Il n’a pourtant pas fallu attendre bien longtemps pour que l’enthousiasme des médias, version revue et corrigée des ‘lendemains qui chantent’, ne soit ramené aux dures lois de la réalité. Prélude au renversement des régimes dits communistes dans tous les Etats d’Europe de l’Est et en Urss elle-même, la fin du Mur s’est vite révélée être surtout le prélude à l’explosion des inégalités sociales dans ces pays, au développement du chômage et de la précarité, au pillage de l’économie par des mafias locales, à l’exaspération des nationalismes et des guerres meurtrières comme en Bosnie, en Tchétchénie ou en Géorgie.
Du coup, ce qui fut fêté comme un événement historique en 1989 est de moins en moins commémoré, et l’avenir radieux qu’il promettait fait désormais l’objet d’un silence amnésique. On se garde bien à présent d’évoquer dans les médias cette ‘ère nouvelle’ que la chute du Mur était censée inaugurer.
Et pourtant, à défaut d’une ère nouvelle, la disparition de ces régimes (celui de l’Union Soviétique tout particulièrement) a bel et bien marqué la fin d’une époque.
Pendant plus de soixante-dix ans, partout dans le monde, les travailleurs, les opprimés, les pauvres, ont vécu dans un coin de leur tête l’idée qu’on pouvait ‘faire comme en Russie en 1917’ et donc que le capitalisme n’était pas une fatalité. C’est ce pilier de la conscience prolétarienne qui s’est brisé en quelques années, en même temps que l’Urss et ses satellites se disloquaient.
Le deuil des espérances nées la Révolution russe
Pour un certain nombre de militants, ceux des partis communistes officiels essentiellement, cet effondrement fut surtout celui des dernières illusions qu’ils pouvaient encore nourrir dans ces régimes.
En même temps que ces illusions, malheureusement, ce sont des énergies militantes qui se sont éteintes et la foi en un monde meilleur qui s’est en partie évanouie. Le monde du travail porte depuis lors le deuil des espérances que la Révolution russe avait fait naître en 1917.
Le rouleau compresseur du stalinisme a tout écrasé sous lui, ne laissant plus subsister en Urss des idéaux d’Octobre, ni dans le reste du monde des espérances levées par la révolution de 1917.
Dans le reste du monde dès 1924, par la théorie du ‘socialisme dans un seul pays’, Staline manifestait sa volonté de faire la paix avec la bourgeoisie. Un programme qu’il a scrupuleusement respecté jusqu’à sa mort en 1953, bien que la bourgeoisie ne lui ait pas toujours renvoyé l’ascenseur.
En se subordonnant les partis de l’Internationale communiste créée en 1919, le maître du Kremlin les a transformés en auxiliaires de la diplomatie soviétique. C’est ainsi que se forgea la psychologie si particulière des partis communistes officiels, capables de passer en quelques semaines de l’opportunisme le plus plat à l’ultra-gauchisme le plus délirant, ou vice-versa, en fonction des ordres venus de Moscou (la fameuse ‘ligne du Parti’ dans le jargon stalinien de ces années-là).
Le pire de tout, dans cette école de la défaite programmée, fut la politique imposée par Staline au Parti communiste allemand au début des années 1930, en pleine montée du national-socialisme. Pour des raisons liées aux purges staliniennes en Urss, mais totalement étrangères à la situation en Allemagne et que le Pc de ce pays devait concentrer ses coups sur le Parti socialiste, ennemi beaucoup plus dangereux. Il n’est donc pas exagéré d’affirmer que Staline a grandement facilité l’ascension d’Hitler au pouvoir – ce que les militants communistes allemands ont eu tout le loisir de méditer dans les camps de concentration par la suite.
En Urss, la ligne du Parti n’a pas connu moins de zigzags que dans l’Internationale communiste. Chez lui aussi Staline a tenté de faire la paix avec la bourgeoisie, ou plus exactement avec la petite bourgeoisie qui se développait dans les villes comme dans les campagnes à la faveur de la Nouvelle politique économique (Npe) instaurée en 1922.
La révolution comporte des acquis, malgré Staline et non grâce à lui. Le communisme reste l’avenir de l‘humanité. Ce n’est pas le marxisme qui a commis les crimes connus. Ce sont des bureaucrates qui lui tournaient le dos, qui ne songeaient qu’à défendre leurs privilèges tout en pactisant avec la bourgeoisie des autres pays quand celle-ci le voulait bien.
L’Urss devient en un demi-siècle la seconde puissance mondiale
Le capitalisme, de son côté, n’a pas changé de nature depuis un siècle. Et ce n’est pas seulement sur le plan idéologique que la bourgeoisie a repris l’offensive depuis vingt ans. De délocalisations en fermetures d’usines, de remise en cause d’avantages acquis en baisse de pouvoir d’achat et en développement de la précarité, c’est une véritable guerre qu’elle mène aujourd’hui au monde du travail pour préserver ses profits sur son dos.
Pire, la domination des marchés financiers sur l’économie réelle fait planer sur le monde la menace d’une crise généralisée, à côté de laquelle la crise de 1929 risque de n’avoir été qu’une plaisanterie.
Le retour dans le giron du capitalisme mondial était censé – à en croire les médias occidentaux – apporter aux peuples de l’Urss et de ses pays satellites non seulement la démocratie, mais un véritable boom économique. Là encore, il a bien vite fallu déchanter.
Loin de se traduire par une création de richesses, les privatisations ont donné lieu à un pillage des actifs par des directeurs d’usines ou des responsables politiques. Les nouveaux riches se sont empressés de mettre leur argent à l’abri dans les banques occidentales, dans les comptes bancaires secrets des paradis fiscaux, ou de le placer à la bourse américaine (comme le font depuis longtemps les chefs d’Etat africains). Les crédits obtenus auprès des organismes internationaux ont suivi le même chemin.
On aurait toutefois tort de croire que le pillage n’a été l’œuvre que des apparatchiks ou responsables de l’économie soviétique. En résultat, dix ans après la fin de l’Urss, le Produit intérieur brut avait baissé de 40 % en Russie, et la pauvreté avait été multipliée par 10.
Les pays socialistes étaient au départ des pays pauvres et arriérés, à quelques exceptions près. En ce qui concerne l’Urss, on a un peu oublié que cet immense pays est devenu en un demi-siècle la seconde puissance mondiale, alors que sa majeure partie vivait encore en plein Moyen âge à la veille de la révolution.
C’est d’ailleurs tout le paradoxe de cette révolution que la classe ouvrière ait pu s’emparer du pouvoir dans un pays aussi peu industrialisé, aussi peu transformé par le capitalisme, et donc aussi peu ‘prêt’ à passer au socialisme (qui, d’un point de vue marxiste, ne peut se bâtir que sur les bases préalablement développées par la société capitaliste).
En Russie, la révolution bourgeoise a été conduite par la classe ouvrière. D’un point de vue marxiste, la Russie de 1917 n’en était nullement à un niveau économique où le socialisme était ‘à l’ordre du jour’. Dans ces conditions, pourquoi des marxistes aussi avisés que les bolcheviks ont-ils collectivisé toute une partie de l’industrie dès les premières semaines de leur pouvoir, et la quasi-totalité dans les années qui ont suivi ? Malheureusement, on a mis la charrue avant les bœufs et le socialisme avant le poulailler. Les paysans ne furent pas longs à constater qu’il n’y avait pas de grillage pour construire le poulailler du village.
La Russie d’avant 1917 était un pays arriéré économiquement, mais son économie n’en était pas moins une partie intégrante de l’économie mondiale de l’époque. Son industrie était dépendante non seulement de capitaux étrangers pour son financement, mais aussi du marché mondial tant pour ses débouchés que pour son approvisionnement en matières premières, machines et pièces détachées. En 1922, malgré sa victoire sur la guerre civile, le pays était en ruines, toujours soumis au blocus économique et toujours coupé de ses attaches avec le reste de l‘économie mondiale.
C’est l’une des raisons pour lesquelles les dirigeants bolcheviks attachaient tant d’importance à la révolution et ont tant fait pour la favoriser dans ces années-là. Si la révolution avait pu alors l’emporter ne serait-ce que dans un pays industrialisé (ce qui a été bien près de se produire en Allemagne en 1922), les perspectives en auraient été bouleversées, et les difficultés économiques de l’Union Soviétique auraient pu être surmontées bien plus facilement.
Mais ce n’était pas la seule raison de cet attachement.
Le marxisme russe s’était développé dès le départ, dans les années 1880, en opposition avec le nationalisme, celui des révolutionnaires populistes notamment (dont le Parti socialiste révolutionnaire était l’héritier en 1017). Alors que les populistes insistaient lourdement sur les spécificités du peuple russe, les marxistes, eux, y voyaient surtout des marques d’arriération et s’attachaient à montrer que le sort de la Russie était lié à celui du reste du monde.
A cela s’ajoute le fait que la plupart des dirigeants marxistes russes ont passé de nombreuses années dans l’émigration, où ils ont participé plus ou moins activement au mouvement ouvrier international. Cela vaut d’ailleurs pour les mencheviks également, dont certains leaders (comme Martov) sont restés fidèles à l’internationalisme pendant la guerre de 1914-1918, contrairement à la plupart des dirigeants socialistes européens.
Quant aux bolcheviks, ils avaient l’internationalisme chevillé au corps et considéraient leur révolution comme un épisode de la révolution mondiale.
Pendant trois quarts de siècle, l’Union Soviétique a montré à la face du monde qu’une autre forme d’économie était possible, sur une autre base que celle de la propriété privée des moyens de production. C’est le seul bilan positif dont on puisse parle ; mais ce n’était pas le socialisme. La société d’avenir ne pourra s’édifier qu’à l’échelle mondiale – et elle ressemblera à tout sauf à la dictature bureaucratique qui a sévi en Urss sous Staline et ses successeurs.
La vie des hommes est faite de petits détails plus que de grands principes
L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’est-elle que l’histoire de la lutte des classes ? Si l’on prend à la première phrase du premier chapitre du Manifeste communiste, il n’est guère difficile de faire endosser au marxisme une position caricaturale qui n’a jamais été la sienne.
L’histoire humaine est complexe et multiforme. Marx et Engels n’en ont jamais douté une seconde. Leur formule à l’emporte-pièce est de toute évidence un raccourci simplificateur, ou ‘réducteur’.
Le marxisme ne se ramène pas tout à la lutte des classes. La vie des hommes n’est pas faite que de conflits sociaux. La vie des hommes est faite de petits détails plus que de grands principes. C’est d’ailleurs bien souvent dans les petits détails que se manifeste l’oppression d’une partie de la population – qui n’est pas forcément l’oppression d’une classe par une autre, mais peut être celle d’un sexe, d’une minorité nationale ou d’un peuple tout entier.
Marco Wolf avance des idées fort intéressantes et pertinentes sur la nature des classes sociales dans les sociétés d’autrefois, sur la révolution bourgeoise en France et en Angleterre ; il note l’existence de brillantes civilisations qui n’ont pas débouché sur le capitalisme. Il analyse les classes sociales dans la civilisation arabo-musulmane. Il y avait de riches marchands dans le monde arabe, mais pas une bourgeoise en train de devenir une force politique.
Selon Marco Wolf, la découverte de l’Amérique a joué un rôle important dans le décollage de l’Europe. On a assisté à l’essor des villes et de la bourgeoisie en Europe. Il consacre des pages passionnantes à la révolution industrielle du Moyen âge.
La première acquisition de cette longue période, c’est le cheval. On le connaissait dans l’Antiquité bien sûr, mais mal. Il ne jouait qu’un rôle annexe dans l’armée romaine, on ne savait pas le monter correctement, encore moins l’atteler ou le ferrer.
Pendant trois quarts de siècle, l’Union Soviétique a montré à la face du monde qu’une autre forme d’économie était possible, sur une autre base que celle de la propriété privée des moyens de production. C’est le seul bilan positif dont on puisse parle ; mais ce n’était pas le socialisme. La société d’avenir ne pourra s’édifier qu’à l’échelle mondiale – et elle ressemblera à tout sauf à la dictature bureaucratique qui a sévi en Urss sous Staline et ses successeurs.
Les premières victimes de Staline furent même des communistes, une bonne partie de ceux qui avaient fait la révolution en 1917 et l’avaient défendue dans les années suivantes. Des marxistes ne sauraient cependant se contenter de condamner ces crimes sans en analyser les causes et les origines ; ils ne sauraient pas davantage se tenir pour quittes, du seul fait d’avoir expliqué le pourquoi et le comment du stalinisme.
La raison d’être du marxisme n’est pas tant d’analyser le passé que de préparer les révolutions à venir. La question se pose donc aux révolutionnaires de ce qu’ils comptent faire, s’ils prennent le pouvoir, pour que le régime qu’ils instaureront ne dégénère pas comme l’a fait l’Union Soviétique dans les années 1920.
Le parti unique est un principe qui n’a rien à voir avec le marxisme. Il n’y a pas de socialisme sans pluralisme L’arrivisme et la bureaucratie sont des périls mortels pour la révolution. Il n’existe pas de modèle ‘clés en mains’.
Ce livre bien écrit est un condensé de réflexions pertinentes sur les forces et faiblesses du marxisme ’réellement existant’. Son auteur a l’immense mérité d’inviter ses lecteurs africains et européens à une réflexion critique approfondie sur la pensée de Marx et des penseurs qui se réclament de lui.
Amady Aly DIENG