Le dimanche est, sur ce blog, l’occasion de petits billets légers et frivoles : après tout, c’est dimanche et je ne voudrais pas vous assommer de politique complexe pendant votre petit déjeuner dominical. Ce dimanche, j’ai donc choisi de vous parler des perturbations adolescentes qui traversent certains pays européens.
Avec l’enfilade d’affaires récentes (le tsunami casse Fukushima, Obama tue Oussama, DSK trousse Ophélia, le PS est en désarroi), la presse nationale n’a guère eu le temps de détailler ce qui se passe dans certains pays européens en proie, selon les expressions humides de certains blogs roses et rouges, à de « véritables révolutions ».
Elle y vient cependant puisque certains articles apparaissent à présent dans les quotidiens nationaux de bouillie informative. Le Parisien évoque les manifestations espagnoles, Le Figaro relate mollement les aventures d’une génération qui s’indigne dans la rue, Le Monde s’excite un peu sur un mouvement qui prendrait de l’ampleur …
On attend que ces palpitants organes se prennent par la main pour traduire quelques uns des articles qui pointent le bout de leur titre dans les journaux italiens, puisqu’il semble que l’Italie, après l’Espagne, se sente aussi pousser des petites fièvres révolutionnaires.
En introduction, je parlais de perturbations adolescentes, évitant ainsi de parler de « révolutions populaires » ou même « french revolution » comme le font pourtant des articles avec un évident plaisir gourmand : « oh, que c’est bien, ces Espagnols (et un peu ces Italiens) qui se lèvent contre des gouvernements corrompus et qui réclament leur liberté et un juste retour à la véritable démocratie, tsoin tsoin ! »
Et en avant les comparaisons plus ou moins heureuses, assumées ou pas par les manifestants, avec d’autres révolutions, récentes ou pas, dans d’autres pays et sous d’autres régimes politiques ! En avant, l’amalgame avec le printemps maghrébin ! Que voulez-vous, à partir du moment où des gens se rassemblent pacifiquement sur des places publiques, c’est forcément pour lutter contre un pouvoir politique devenu trop fort, trop dictatorial, trop méchant, voyons !
En réalité, la comparaison tombe à plat, et à plusieurs niveaux.
Ainsi, les manifestants égyptiens, syrien, yéménites ou tunisiens risquaient et risquent encore leur vie en faisant démonstration de leur seule existence. Se rassembler et protester constitue un acte réel de courage, surtout pour les premiers arrivés qui, essentiellement, risquent dans le meilleur des cas de bons gros coups de matraques, et dans le pire, l’incarcération, la torture et la mort.
En Espagne, l’enjeu est nettement moins risqué. D’ailleurs, l’interdiction de manifester, liée à la proximité des élections, n’a pas effrayé grand-monde : la probabilité était très faible que la police charge des milliers de manifestants alors que se dérouleront dans quelques jours un scrutin qui promet d’être corrosif pour le gouvernement en place.
Et c’est d’ailleurs la présence de ce scrutin proche qui donne à cette opération un fumet très artificiel : outre l’évidence de l’aspect purement électoral et téléguidé qu’on ne peut s’empêcher de voir derrière ces manifestations « super-spontanées », ces gens réclament bruyamment une démocratie réelle, qualifiant en creux celle qu’ils ont de bidon, alors qu’elle leur laisse tout de même toutes les latitudes d’expression (droit de vote, manifestations libres) qu’on peut avoir dans un pays démocratique normal.
En France, ce mouvement n’a pas tardé à être relayé et entrepris en version locale par les habituels excités de l’activisme politique de protestation. Comme l’a proposé Hessel, Papy Purée, dans sa dernière production gériatrique, voilà donc toute un population qui va s’indigner bien fort, faire des sites web colorés et pleins de rouspétance citoyenne, sur le même mode désarticulé :
« Parmi nous, certain-e-s se considèrent plus progressistes, d’autres plus conservateurs. Quelques un-e-s croyants, d’autres pas du tout. Quelques un-e-s ont des idéologies très définies, d’autres se considèrent apolitiques. Mais nous sommes tous très préoccupé-e-s et indigné-es par la situation politique, économique et sociale autour de nous. Par la corruption des politiciens, entrepreneurs, banquiers, … . Par le manque de défense des hommes et femmes de la rue. »
On retrouve tous les clichés et tous les tirets-e qui font la marque de fabrique de la bonne indignation hesselienne, avec le même gloubiboulga de ronchonnements contre un peu tout ce qui gêne, ce qui grattouille et ce qui chatouille, le tout en vrac.
Côté espagnol, on réclame ainsi une refonte de la loi électorale qui favoriserait le bipartisme, et bien sûr, on dénonce la crise, le chômage et les mesures d’austérité adoptées dernièrement.
Côté français, on peut trouver du constructivisme à gros pinceaux, et on ressort les citoyens manipulés et les médias en pleine collusion avec le pouvoir.
Et oui, une démocratie où les jeux ne sont pas faits à l’avance… Une démocratie où les citoyen-ne-s ne sont pas manipulé-e-s par les sondages bidons et les médias dominants… ces derniers d’ailleurs nous présentaient l’Espagne comme Le modèle à imiter !
À vrai dire, tout n’est pas à jeter : se fâcher contre la corruption des politocards, contre leur collusion avec les médias, c’est ma foi tout à fait sain.
Mais ça s’arrête là, et point de concrétisation ; tant dans les articles de presse que sur les blogs, on ne voit rien d’opérationnel derrière cette agitation qui tient beaucoup de l’expression de frustrations mal analysées, et les vagues propositions sont soit incohérentes, soit inconsistantes.
Réclamer un retour de la démocratie à quelques jours d’un scrutin démocratique, c’est benêt. Vouloir combattre le chômage en se retrouvant, les bras croisés, sur une place, c’est ambigu. Solliciter bruyamment une nouvelle société, de nouvelles règles, c’est bien joli, mais c’est du pur constructivisme.
Il n’y a pas de modèle de société à construire. Il faut arrêter avec ce pipeau meurtrier.
Une société, ça se construit tout seul, ça ne se décide pas d’en haut, ni d’en bas. Les dernières tentatives de constructions ex-abrupto ont provoqué des millions de morts lors du siècle dernier ; en remettre une couche maintenant est une tentation évidente pour ceux que la réalité rattrape, mais on sait déjà ce que ça va donner.
Très concrètement, tous ces gens sont bien conscients d’être totalement emprisonnés dans un système qui ne leur laisse aucune latitude pour vivre. Dans ce système, les médias (qu’ils accusent pourtant de collusion avec les politiques) leur ont toujours dit que ce qui allait mal était la liberté (trop grande des uns et trop petite des autres), et que la seule façon de régler tous les problèmes était de laisser l’Etat l’administrer. Et bien que persuadés de cette collusion, ils les écoutent et tentent donc d’appliquer les recettes que ces mêmes médias et ces mêmes politiciens leur proposent justement.
D’un côté, on a donc augmenté sans arrêt la pression collectiviste et la distribution de bons soins et petits bisous étatiques. Les dettes des états en sont la preuve la plus flagrante, puisque ces fleuves de pognon ont permis d’accroître à crédit les services dispensés par l’Etat.
De l’autre, les médias, les politiques puis « le peuple » (du moins ces gens qui se désignent comme lui, en tout cas) ont systématiquement accusé le libéralisme de tous les maux pour justifier que l’Etat fourre son nez partout, et continue de grossir sans limite.
Dès lors, ces gens se retrouvent à réclamer, de façon de plus en plus véhémente, la disparition de ce foutu libéralisme, qui provoque la crise, les licenciements et la chaude-pisse. Et la seule solution qu’ils proposent vaguement, c’est encore plus d’Etat.
Finalement, ça tombe bien puisque c’est justement ce qu’ils vont avoir. Mais dans quelques mois, ils retomberont de frustrations en frustrations, ne comprenant toujours pas pourquoi ça ne veut pas fonctionner, et ils se retrouveront à nouveau, le poing levé, à réclamer un vrai changement, et pas pour de rire, hein, cette fois !