257 - A ceux qui auraient oublié.

Publié le 22 mai 2011 par Ahmed Hanifi

A ceux qui auraient oublié.
Je me souviens d'un temps lointain où je trouvais les saisons haïssables dans leur uniformité écrasante sous un soleil invariant. Torride. Le temps semblait figé devant l'horreur que lui infligeaient les hommes. Les thermomètres made-in-China étaient bloqués. En Algérie nous n'avions le choix qu'entre deux modèles aussi désuets que mal formés. Nous lisions dans les journaux entre deux lieux communs : "Ciel bleu éclatant de pureté. Températures : trente et un degrés sur les côtes, quarante-cinq à Bidon V. Mer calme couleur turquoise. Pas de vent." Et cetera. Quels que soient les journaux ou les saisons nous y lisions les mêmes rengaines comme des leitmotive sans qu'il ne vînt jamais à l'esprit des journalistes l'idée de demander leur avis -une seule fois- au ciel à la mer au vent au temps. Sans qu'il ne leur vînt jamais à l'esprit l'idée de regarder les éléments dans les yeux. Certains quotidiens nous promettaient tous les jours, grâce à l'horoscope, un avenir radieux. "Mais mon cher ami l'horoscope symbolise l'ouverture sur le monde, sur le Cosmos" ironisaient sous cape des opposants politiques. Une ouverture trouble peignée d'une encre fangeuse. Les quotidiens politiques étaient les plus prolixes, combattants-zélés, tous les jours invariablement, plus royalistes que le Pharaon. De leur sanguine ils adressaient entre les lignes des mises en garde ou des missions. Plus tard, de nombreuses années plus tard, on procéda à un recyclage concomitant du papier, du matériel, du calame et des journalistes qui vieillirent, qui se remarièrent et qui eurent beaucoup d'avantages en nature. Ils devinrent alors les plus ardents défenseurs des libertés surveillées.
C'était le temps immuable de mon adolescence, celui du silence. Nous vivions sans précipitation, point pour économiser quoi que ce fut, non. C’était ainsi. Lorsque quelqu’un parlait nous lui tendions le cou et aussi l’oreille. Car la voix était toujours basse. Nous avions toujours peur de déranger. Nous avions toujours peur. Avant de parler ou d’écouter nous retenions notre respiration et comptions jusqu'à sept. Nous étions sommés de réprimer, de refouler tout sentiment, toute pensée, toute émotion, toute conviction ou paroles obliques, sous peine de…
 

J'avais mal à mon être d'adulte précoce dans un monde lâche. Les Grands Frères – c’est ainsi que, par commodité, nous désignions les infiltrés de notre Securitate : LGF – cognaient sur tous ceux qui ne respectaient pas leurs horaires, leur calendrier. Ils nous poussèrent beaucoup d’entre nous en dehors de nos espaces, de nos terres, de nos limites, de nos êtres. Exils. Ils nous ont contraints l'apprentissage de leurs formules affûtées comme des yatagans. 1984 n'était plus un horizon. Un jour l'acrimonie déborda du vase de ma haine rentrée et se répandit sur le limon de mes pensées. Peu de temps après je décrétai à la suite de ceux qui me guidèrent, que les formules imposées par LGF, ressassées à l'excès – elles fardaient mal la tyrannie – se valaient. Alors, petit à petit, de plus en plus, nous nous sommes mis à détester ces vigiles de la pensée ainsi que leurs mots constrictifs. Progressivement nous bannîmes quelques-unes de leurs expressions, puis d'autres mots, puis au bout du compte tous leurs mots. Nous grandîmes dans une telle atmosphère de haine de soi qu'un jour je suppliai mes amis et les autres de ne plus m'appeler comme je l’ai toujours été. Un ami que j'avais mis dans la confidence me dit sur un ton ironique, c'est cela c'est cela. Je le pris au mot. Je lui pris son mot à rebrousse-poil, j'inversai son mot et lui dis : "Je suis hors de moi. Dorénavant mon nom est Alec. Razi ne répondra plus". C'est ce que je lui dis. C'est durant cette période noire, encerclée, barbelée, vigilée, que je perdis la joie somme toute naturelle de vivre et dire la vie. Acculé dans mes derniers retranchements, je me suis métamorphosé et muré dans le silence verbal. Comme le fit en son temps Lucius à Talassa – La fable ancestrale raconte-t-elle la vie d'un homme modifié en âne ou bien celle d'un âne transformé? – Je me suis certes métamorphosé et muré dans le silence verbal, mais je décidai néanmoins de ne pas demeurer entièrement muet. Il me fallait changer, devenir tacticien. J'entrepris d'échanger autrement qu'avec des paroles. Par le regard, par le geste, par le corps. Je me suis mis à marcher. A faire le tour de notre quartier, puis celui de deux autres, puis trois et plus. Comme ça. Pour le sport et la sueur. Pour marcher. Seul. Tous les jours. 
Pour ne rien avoir à dire ni divulguer : Gambita, Miramar, L'bled, Satatouane, Sananès ; les misérables Tirigou et L'hamri puis Bilair. Et que tous les pardons soient sur nous. La même boucle renouvelée. Une mise en mouvement circulaire que Les Grands Frères nous imposaient au détriment du bon sens et des lois universelles ! Seul. Du point de départ à mi-parcours je marchais normalement, comme tout un chacun. Puis j'accélérais l'allure. Par moments elle s'emballait et m'emportait à ses côtés, par d'autres je trichais-je courais. De temps à autre des passants, qui finirent par la force des choses et de la routine par me repérer, me saluaient lorsque "Yaatik-essaha khouya", bravo mon frère ! Ils m'enviaient probablement mais le vocable "frère" fortement compromis, m'indisposait, m'irritait, me vexait même. D'autres gens, ceux-là en uniforme, exigeaient systématiquement que je change de trottoir. Lorsque j'arrivais au zoo, je m'arrêtais un temps. Ses occupants m'attendrissaient, nous avions des rancunes communes envers nos gardes-chiourmes. Les occupants me comprenaient. La place de nos responsables se trouve ici. "ICI" pensais-je fortement face aux yeux noirs, tendus des singes affamés. Je pouvais penser tout ce qui me passait par la tête, ils souriaient. Pas bêtes les singes ! Ces primates, eux, ne mettent pas instinctivement et gratuitement des bâtons dans une fourmilière ! Nos dirigeants oui. Voilà ce que je pensais et ça j'aimais bien qu'ils le comprissent. Mes amis tendaient l'oreille la main et les bras, souriaient puis épluchaient mes offres. Ils souriaient. Et ils souriaient ! Le moment venu nous nous quittions sur des clins d'œil complices. A hauteur de la prison, plus exactement entre la prison et le grand cimetière chrétien je faisais mon choix : tricher jusqu'à la maison où enfin, dans ma certitude relative protégée, je laissais libre cours au torrent quotidien de signes, jusque là réprimés. Il me fallait me délester de toutes les horreurs du jour. Car j'appris aussi à coucher des signes. Ils se déversaient alors, ils inondaient les pages de mon cahier à spirale case après case – marge incluse – ligne après ligne, page après page, jusqu'au bout de la nuit. Jusqu'au bout de mes doigts endoloris. Nul n'en savait rien. Intime. Mon cahier hébergeait mon espace et mon temps, mon temps intérieur propre. Je construisais ma vie d'homme terrorisé par un quotidien noir autour de mon cahier oasis, comme d'autres bâtissent des villages autour des bains-maures ou des lieux de culte. Mais cela est une autre histoire et ce n'était pas Paris. Nous sommes marqués à vie. A ceux qui auraient oublié, à ceux qui seraient tenté de passer l’éponge je leur dis : c’était hier, les années noires, les années de plomb, les années de dictature. Les années 70. En Algérie. Mères des désastres futurs.___________