Par Henry Hazlitt (*) in Time will run back (1966)
“Alors !” dit Bolshekov. Il regarda Piotr de bas en haut. “Vous ne connaissez vraiment rien de l’Histoire, absolument rien ?”
Piotr hocha la tête.
“Bien, cela peut être traité simplement en vous donnant une liste de livres à lire. Mais je vais résumer les grandes lignes, pour que vous ayez des bases de départ. Notre Histoire, comme notre calendrier, est divisée en deux parties: Avant Marx, et Après Marx. Par exemple,” – il pointa du doigt le calendrier sur le mur – “nous sommes en L’An de Marx 282, ce qui signifie 282 années après Sa naissance. Vous aviez certainement au moins appris ça à l’école communiste avant d’avoir huit ans !”
Piotr hocha à nouveau la tête.
“Mais c’est la vieille division. Nos auteurs récents divisent l’Histoire en trois grandes périodes: L’Antiquité, l’Âge Sombre (NDT: ‘âge sombre’ est le terme littéral pour ‘moyen-âge’ en anglais), et l’Histoire Moderne. L’Antiquité est toute la période dont on ne sait pratiquement rien et qui a précédé ce qui est ironiquement appelé dans l’Âge Sombre la Révolution Industrielle. Bien sûr ce n’était pas une révolution du tout ; c’était une contre-révolution. L’Âge Sombre commence avec la naissance du capitalisme. Il y a quelques différences suivant les historiens quant à l’exacte année où l’Âge Sombre a commencé. Certains la situent à 95 Av.M., ce qui était l’année durant laquelle un bourgeois du nom d’Adam Smith est né ; d’autres la placent à 42 Av.M., qui est l’année d’apparition d’un livre de cet Adam Smith. Ce livre donna naissance à, et fournit un système élaboré d’excuses pour, l’idéologie capitaliste.”
“Quel était le titre de ce livre ?”
“On ne sait plus ; mais j’y reviendrai dans un moment. L’Âge Sombre représente toute la période de la naissance du capitalisme jusqu’à son éradication finale à la suite d’une série de guerres froides ou ouvertes entre environ 150 Ap.M. et le triomphe final du communisme en 184 Ap.M.”
“Donc l’Histoire moderne, Votre Altesse – l’histoire depuis le triomphe final et complet du communisme – aura tout juste un siècle d’ici deux ans ?”
“Correct. Maintenant nous n’allons pas entrer dans les détails de la longue série complexe de guerres qui a mené au renversement final du capitalisme. La Russie Soviétique, bien sûr, a mené les forces du communisme. Les forces du capitalisme se rassemblaient principalement autour de ce que nous appelons maintenant les États Désunis, qui n’avait cessé de perdre des alliés, de l’intérieur comme de l’extérieur. Mais vous trouverez tout ça dans vos livres d’histoire, dont je vous ferai une liste avant que vous ne partiez.”
Il prit une note sur un petit carnet devant lui.
“Pourtant je dois vous révéler” continua-t-il, “la raison centrale du succès du communisme. Nous étions partis avec, apparemment, tous les désavantages possibles. L’ennemi avait de meilleures armes, l’avantage technologique, une plus grande production, plus de ressources. Et pourtant nous l’avons battu à la fin parce que nous avions l’arme formidable qui leur manquait. Nous avions la Foi ! Foi en notre Cause ! Une Foi qui n’a à aucun moment faibli ou hésité ! Nous savions que nous avions raison ! Raison sur tout ! Nous savions qu’ils avaient tort ! Tort sur tout !”
Bolshekov s’était mis à crier. Il s’arrêta un instant comme pour laisser tout cela être absorbé.
“L’ennemi n’a jamais eu vraiment de foi dans le capitalisme,” poursuivit-il. “Ils ont commencé avec très peu, et l’ont rapidement perdu. Ceux qui avaient adopté l’évangile du communisme étaient prêts à mourir pour lui ; mais personne n’était disposé à mourir pour le capitalisme. Cela aurait été une sorte de farce. Finalement, le mieux que nos ennemis trouvèrent à dire en faveur du capitalisme c’est que ce n’était pas le communisme ! Même eux ne semblaient pas penser que le capitalisme avait la moindre vertu positive. Et ils se contentaient de dénoncer le communisme. Mais leur façon de contrer le communisme était de l’imiter. Ils faisaient hommage au capitalisme et à ce qu’ils appelaient l’entreprise privée ou libre entreprise – plus personne ne sait ce que ces termes signifiaient – mais chaque ‘réforme’ qu’ils mirent en place comme ‘réponse’ au communisme était un pas de plus dans la direction du communisme. À chaque réforme qu’ils adoptaient l’individu avait moins de pouvoir et l’État toujours plus. Petit à petit le contrôle des individus sur les ressources et les biens leur a été retiré ; petit à petit cela fut envahi par l’État. Au début ce n’était pas la ‘propriété’ mais simplement le droit de décision qui fut accaparé par l’État. Mais ces idiots qui essayaient de ‘réformer’ le capitalisme n’ont pas vu que le pouvoir de décision, le pouvoir de disposer, était l’essence de la ‘propriété’. Donc ils ont retiré aux individus, étape par étape, le pouvoir de décider de leurs propres prix, ou de décider ce qu’il fallait produire et en quelle quantité, ou de louer ou cesser de louer du travail à volonté, ou de décider des termes de leurs contrats. Graduellement leurs gouvernements ont décidé de toutes ces choses, mais morceau par morceau, au lieu de le faire en un seul grand saut logique. C’était amusant de les voir imiter servilement les Plans Quinquennaux communistes avec leurs propres ‘Plans quadriannuels’. Ceux-ci étaient, évidemment, comme les nôtres, des planifications d’État. Aussi incroyable que cela puisse paraître, ces gens semblaient vraiment croire que les appeler ‘quadriannuels’ au lieu de ‘quinquennaux’ empêcherait quiconque de reconnaître le plagiat. En fait, certains d’entre eux étaient trop stupides pour même savoir ce qu’ils étaient en train de copier.”
Il s’arrêta pour se verser un verre d’eau.
“Bref, étape par étape le monde capitaliste a accepté les principes de base du communisme – que l’individu, livré à lui-même, est avide, brutal, stupide et irresponsable ; que ‘l’individualisme’ et la ‘liberté’ sont de simples euphémismes pour la loi de la jungle ou la domination du plus fort – en d’autres termes, des euphémismes pour l’anarchie – et que seul l’État a la responsabilité, seul l’État a la sagesse, seul l’État peut être juste, seul l’État peut faire usage du pouvoir. Ils acceptèrent ces principes, mais manquaient du courage ou de la clarté de les suivre jusqu’à leur conclusion logique. Ils n’avaient pas le courage de voir que l’individu, parce qu’il n’est responsable devant personne, doit être privé de tout pouvoir, et que l’État, l’État qui représente tout le monde, doit être le seul dépositaire de tout le pouvoir, le seul décisionnaire, le seul juge de sa propre-”
Il se ressaisit. “Je ne comptais pas rentrer dans ces détails tout de suite. Mais est-ce si surprenant que le monde capitaliste a perdu ? Est-ce si surprenant qu’il n’a cessé de perdre ses alliés à l’intérieur comme à l’extérieur ? Savez-vous ce que les chefs politiciens américains ont fait à un moment ? Ils ont envoyé d’énormes sommes d’argent pour essayer d’acheter le reste du monde pour qu’il ne devienne pas communiste ! Ils pensaient qu’ils pouvaient acheter de la foi avec des dollars !”
“Et qu’est-il arrivé ?”
“Qu’espérez-vous qu’il eût pu arriver ? Les autres pays bourgeois ont compris que la façon la plus simple d’obtenir de l’argent des États Désunis était de subodorer qu’ils pourraient devenir communistes s’ils n’en recevaient pas. Et rapidement ils se sont mis à croire que la seule raison pour laquelle ils ne devenaient pas communistes, c’était pour rendre service aux États Désunis, et que leur seule raison de s’armer contre nous n’était pas leur propre préservation, mais encore une fois pour faire plaisir aux États Désunis ! Si l’Amérique bourgeoise voulait des armes, se sont-ils dit, elle n’a qu’à payer pour les avoir ! Et ils utilisèrent le reste des fonds américains, de toute façon, pour financer des programmes socialistes – en d’autres termes, pour avancer sur la voie vers le communisme !”
Il sourit, puis redevint sérieux tout à coup. “Est-ce si surprenant que bien qu’ils aient parvenu à corrompre quelques espions parmi nous, nous avions des légions d’espions bénévoles parmi eux – des gens qui nous donnaient l’information avec joie, de leur plein gré ; des gens que nous n’avions pas à payer ; des gens qui ‘trahissaient leur pays’, pour reprendre la phrase de condamnation que les nations capitalistes avaient essayé d’adopter – des gens qui trahissaient leur pays dans l’exultation, par sens du devoir, parce que leurs pays avaient tort, et parce qu’ils servaient une meilleure cause, la cause de l’humanité !”
Piotr était impressionné par la passion et la conviction de cet homme.
“Bien, j’espère que vous me pardonnez, si je me laisse emporter loin du sujet.”
“Non, non,” fit Piotr; “tout cela est précisément ce que j’ai besoin d’apprendre. Mais puis-je poser une question ? Pourquoi alors est-ce que les pays bourgeois ont combattu le communisme ?”
“Ils se sont battus contre le communisme parce qu’ils étaient ‘contre’ le communisme. C’était la seule chose sur laquelle ils parvenaient à s’entendre. Mais ils ne savaient pas ce qu’ils défendaient. Tout le monde était pour quelque chose de différent. Personne n’avait le courage de défendre un capitalisme qui répondait vraiment aux principes de base du capitalisme. Chacun avait son propre plan pour un capitalisme ‘réformé’. Ils pouvaient endiguer le communisme, pensaient-ils, uniquement s’ils parvenaient à ‘corriger les abus’ ; mais tous leurs plans pour corriger ces abus étaient des étapes vers le communisme et le socialisme. Ils se sont entredéchirés pour décider jusqu’où ils devaient aller sur le chemin du communisme pour ‘vaincre’ le communisme, jusqu’où ils devaient embrasser les idées communistes pour détruire les idées communistes. Je sais que ça paraît incroyable, mais je vous assure que c’est vrai.”
“Mais n’y avait-il personne pour avoir foi dans le capitalisme ?”
“Pas dans le sens où tout le monde de notre côté avait foi et a encore foi aujourd’hui dans le communisme. Les plus forts d’entre nos ennemis étaient à moitié convaincus de leur propre cause. Ils se contentaient de s’excuser de leur capitalisme. Ils disaient que le capitalisme, avec toutes ses failles – et ils étaient en compétition féroce pour voir qui lui trouverait le plus de failles – que le capitalisme avec toutes ses failles était probablement juste aussi bien qu’on puisse espérer raisonnablement – et ainsi de suite. Et donc nous les avons anéanti.”
Bolshekov fit un rapide mouvement du plat de la main, comme coupant des têtes invisibles.
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(*) Henry Hazlitt (1894 – 1993) est un philosophe, économiste et journaliste libertarien américain, connu pour son ouvrage Economics in One Lesson (1946).
Merci à Jesrad et à Aperto Libro