Je parlais ici-même de Jean-Bertrand Pontalis dont le dernier livre Un jour, le crime, édité chez Gallimard, est sorti il y a déjà quelques semaines. Voici un autre éditeur-écrivain, Serge Safran qui, tout en travaillant pour les éditions Zulma (noble maison dans le catalogue de laquelle on trouve Jean-Marie Blas de Roblès, Boubacar Boris Diop, David Toscana, Hwang Sok-Yong pour ne citer que ceux dont je me suis déjà fait l'écho) développe une collection en son nom propre (ici) et vient de publier un roman qui figure déjà sur la première liste du Prix Renaudot 2011.
L'histoire se résume en quelques phrases : Philippe, poète trentenaire, monte à Paris, ville de toutes les promesses, surtout celles d'une nouvelle existence possible. Les années soixante-dix s'achèvent. Les communautés se disloquent. Le collectif n'est plus à la mode, annonçant l'arrivée de l'individualisme des années quatre-vingt.
Il fallait qu'il sorte de cette torpeur douce et impitoyable qu'avait développée chez lui l'inactivité sociale, dans une communauté rurale au fin fond de l'Ariège. Vivre hors des conventions l'avait préservé, croyait-il, des compromis factices et artificiels de ses contemporains. Il débloquait un peu, comme on disait parfois de lui.
Petit « détail » : Philippe a laissé derrière lui Sandra, une adolescente avec laquelle il vivait jusqu'alors une passion amoureuse. Le roman montre les derniers feux d'une relation désormais à distance et la façon dont chacun des deux protagonistesva traverser cette période. Sandra apparaît d'abord comme une « enfant » totalement déboussolée par l'absence de l'homme aimé qu'elle apparente sans vraiment le dire expressément à un mentor. Philippe ne vit pas aussi facilement cette séparation, contrairement à ce qu'il laisse penser dans un premier temps.
Je t'embrasse en songe et t'oublie pour mieux être éveillé par ton sourire.
C'est pourtant lui qui est à l'origine de ce choix, prélude à un destin plus ambitieux.
De plus en plus, ce séjour solitaire lui semblait avec évidence l'antichambre d'une renaissance.
Il ne faudrait pas lire la phrase précédente comme un des ces nombreux personnages sûrs d'eux, prêts à tout pour y arriver que l'on trouve en abondance dans la littérature française (Paris, me voilà !). Non, Philippe est modeste dans ses ambitions. Comme s’il incarnait les changements de société en cours. La confrontation avec une fille bien plus jeune que lui est intéressante dans ce qu'elle révèle du rapport à la réalité, au rêve. Sandra est encore une enfant que la rupture qui s’annonce fait grandir. Philippe prend conscience qu’il est difficilede garder sa part d’enfance dans cette nouvelle vie.
Il n'avait pour tout bagage que cette ferveur enfouie dans les douces pluies du Myosore. Ou de l'enfance, toujours souterraine...
Je trouve qu'une furieuse mélancolie se dégage de ce roman que l'on peut lire comme un portrait, en creux, d'une époque de rupture. Ce sont en effet les mêmes individus qui avaient cru à une aventure possible, à la marge (Jean-Luc Godard a dit un jour qu'elles étaient nécessaires parce que, dans un livre, elles font tenir les pages) qui vont faire le choix du « réalisme ».
Vous penserez peut-être que tout cela a déjà été dit, que la jeunesse est un sujet romanesque maintes fois abordé. Certes, mais je trouve ce livre frappe parce qu'il pose comme thème central, à mon avis, la question de l'innocence. Que signifie donc ce mot aujourd'hui, dans une société comme la nôtre où tout est pensé en termes de responsabilité ?
Il me semble d'ailleurs que la durée de cette innocenceest bien plus courte aujourd’hui qu'elle n'était dans les années soixante-dix justement, comme si les enfants étaient maintenant dépossédés de leur légitime quête d'apprentissage par eux-mêmes.
Les rêves innocents de Philippe vont eux aussi se heurter à la réalité. Monté à Paris comme poète, le voici sondeur, pigiste pour un magazine d'art contemporain et d'autres publications. Lui qui rêvait d'écrire ...
des bribes de mots, moins que des bruits (quelle magnifique phrase)
… en est réduit à faire davantage que simplement pisser de la copie :
Il n'y avait qu'à chier au lieu d'écrire.
J'espère que vous vous laisserez bercer par ce texte d'une grande finesse dans lequel il ne saurait y avoir de vainqueur. Seulement des vaincus. Philippe est vaincu par l'idée qu'il faut quitter les siens pour entrer dans « le vrai monde ». Sandra est vaincue par l'idée que la passion n'est finalement qu'une chimère. Tous deux sont vaincus par le temps qui passe et la fin des illusions.
En ce sens, ce roman pourrait être une belle illustration des mots d'Antoine de Saint-Exupéry :
Faites que le rêve dévore votre vie afin que la vie ne dévore pas votre rêve.