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SIRE SURIÀN (deuxième épisode)
Publié le 21 mai 2011 par Venetiamicio©photos VenetiaMicio
.... Son petit déjeuner achevé, il a profité comme à son habitude de la complaisance d'un des livreurs et, confortablement installé à la proue d'une belle barque bleue, il regarde la Pescheria se rapprocher. L'eau frémissante s'écarte en un triangle dentelé dont les pointes iront s'effacer contre les rives. Les vastes arcades vêtues d'un rouge princier l'attendent. La lumière blanche ricoche contre les colonnes effilées du balcon et scintille comme un clin d'oeil à la fenêtre des lucarnes du toit en ombrelle. Sa barque dépasse le traghetto chargée de jeunes vendeurs. Noil récupère au vol le sourire ravageur de Lucia, sa poissonnière préférée. La voilà qui débarque sur la gauche. Déjà ses longues jambes gainées de jean tambourinent le ponton. "Elle doit être en retard comme à son habitude, songe-t-il, Gustavo ne va pas être content !" Son bateau à lui s'amarre à droite devant un pont au manteau rose élégant. Le rituel matinal a commencé dans une étrange lumière rouge et sous les très hautes colonnes, tous les étals s'installent ouvrant des caissettes remplies d'odorantes victuailles. Noil ne raterait pour rien au monde ces rites exaltants. Il retrouve avec ravissement l'agitation ordonnée dont il connaît tous les secrets et il hume avec délectation les diverses effluves. Les diables vont et viennent débarquant des bateaux et il faut être rapide pour ne pas se laisser bousculer. Dans une paire d'heures légumes, viandes et poissons rangés avec art offriront aux yeux de tous les gourmands une explosion de formes et de couleurs. Noil préfère les coulisses, le bric-à-brac des caisses qui se vident l'enchante. Il se faufile en habitué des lieux, interpellé de ci de là par une voix amie, il distribue un regard plein de miel à chacun. Il s'approche enfin de son meilleur ami : Gustavo, à ses côtés une jeune fille aux yeux rieurs reprend son souffle en s'enroulant dans un grand tablier blanc puis elle enfile ses gants. "Ah ! Te voilà Lucia, j'allais commencer sans toi ! Occupe-toi des coquillages." Noil observe sans se faire remarquer. La longue table de l'étal est installée mais elle est encore aussi vide qu'un désert aride. Des caisses blanches s'empilent en colonnes humides tout autour. D'un geste ample Gustavo déverse un flot cristallin de glace pilée, un mini lac scintille de toutes ses facettes devant les yeux éblouis de Noil. Mais le meilleur reste à venir. Gustavo sort des caisses les formes fuselées des poissons luisants : là des Saint-Pierre à la chair délicate et aux formes aplaties, à côté des daurades royales ventrues et étincelantes puis des bars longilignes, des grondins cramoisis, des soles sombres, des sardines et des anchois d'un bleu scintillant et enfin un espadon, énorme, le corps ciselé pour la vitesse. Gustavo le palpe à pleine main. " Belle bête, ne trouves-tu pas Noil ?" Ce dernier acquiesce d'un oeil connaisseur, énivré par le flot d'odeurs qui l'assaillent autant que les formes et les couleurs. "Tu croyais que je ne t'avais pas vu, espèce de vaurien, attends, j'ai quelque chose pour toi, ta gourmandise préférée !" Gustavo avec des gestes précis et rapides ouvre des coquilles Saint-Jacques, détache la chair translucide et jette dans un petit seau le corail. Dans un bruit de cascade Lucia a déversé les moules, les crabes, les squilles et les crevettes, elle installe ensuite les seiches rebondies et les poulpes poisseux aux tentacules impressionnants. Elle s'éloigne pour voir l'effet général, semble satisfaite et en profite pour donner une caresse furtive au beau Noil. Celui-ci, la bouche pleine de corail, s'éloigne déjà. Les premiers acheteurs sont là, certains cachent leur bâillement derrière leur main. Gustavo se dépêche, il n'a pas fini mais Lucia commence à les servir avec sa bonne humeur habituelle. Noil garde la musique de sa voix dans ses pensées tandis qu'il file vers une autre aventure.
©photos Marisol
©photos Marisol
Devant lui, dans une flaque rouge, détachant sa fière silhouette sur le rideau d'une arcade se tient un goéland. Son oeil arrogant le transperce, la puissance de son bec jaune ne lui fait pas peur, Noil bondit. L'oiseau s'envole, il plane au-dessus des étals colorés, survole les gens en tas dispersés dans les allées étroites, évite les interminables colonnes, les longues lanternes à facettes et déloge un pigeon qui s'est posé sur une grosse tête de poisson, sculptée dans un chapiteau des colonnes extérieures. Noil suit en pensée leur vol dispersé au-dessus du Canale Grande, il a compris le message !
" Trop de monde, trop de bruit, je quitte la place. "
©photo Catherine Hédouin
©photo VenetiaMicio
Il se glisse de son pas souple dans les ruelles longeant la grande masse de la Pescheria. Il traverse les nombreux étals extérieurs qui s'abritent sous les larges auvents et arrive au pont qui s'adosse contre les murs du marché. Il n'oublie pas de faire un signe d'adieu au petit lion qui préside ce lieu.
Marie-Sol MONTES SOLER