un charmant Maupassant, revu...

Publié le 21 mai 2011 par Dubruel

LE PORT

Le Nesle venait d’accoster.

Les marins désaccoutumés

De la ville, roulaient

Les épaules et sifflaient

Dans les ruelles,

Enfiévrés de bagatelle,

Comme si de rien n’était.

Sous les ordres de Dumontet,

Ils cherchaient un débit de boissons

Et des filles. Ils s’empressaient.

-«Venez-vous, jolis garçons ? »

Disait l’une. Une autre poussait

Vers sa porte le gros Bergas

« Non, pas là, mon gars. »

L’homme se dégageait. Les amis

Se reformaient en troupeau, soumis

Tout au long de la rue

Aux injures de la fille déçue.

D’autres trainées se mettaient à lancer

Avec leurs voix cassées,

Des appels, des promesses.

Enfin Dumontet s’arrête et presse

En quelques secondes

Tout son petit monde

Dans une maison plutôt coquette.

Là, les matelots en goguette

D’amour et de vin se sont rassasiés.

Leurs soldes y sont passées !

Des heures durant

Dans un boucan

D’enfer, on montait

Puis on redescendait

Pour boire. Déjà bien enivrés,

Leurs compagnes préférées

Posées sur les genoux, nos marins

S’entonnaient encore de vin,

Gueulaient à pleins gosiers,

Montaient l’escalier,

Chantaient, fumaient.

Jean Dumontet, lui,

Serrait une fille contre lui.

-« Y a longtemps qu’t’es ici,

Dis-moi ? »

-« Six mois »

-« Aimes-tu c’te vie ? »

-« Derrière le comptoir ou d’vant

On s’fait toujours d’l’argent ! »

-« T’es pas d’ici… » Elle fit non

De la tête. –« T’es de loin ? » Elle fit oui

De la même façon.

–«  D’où ça ? » -«de Longwy.

Toi, l’marin, tu viens de loin ? »

-« Ah oui ! Dieu est témoin.

J’te crois, ma belle. »

-« Par hasard, t’aurais pas vu le Nesle ?»

-« Pas plus tard qu’ l’aut’ semaine. »

Elle pâlit : « Vrai ? C’est ma veine. 

Tu mens pas ? Alors sais-tu

Si Dumontet, l’est toujours d’sus ?»

Il fut surpris : -« Tu l’connais ? »

-«Pas moi ! Y a une femme qui l’connait.»

-« Qué qué l’y veut c’te femme ? 

Où j’peux t’y la voir, c’te femme ? »

-« Quoi que tu l’y dirais ? »

-« J’y dirai…j’y dirai

Qu’ j’ai vu Jean Dumontet.»

-« Comment qu’il s’ portait ? »

-«Bien.»

-« Eh ben,

T’y diras que son père

Est mort, que sa mère

Est morte, que son frère

Est mort, tous les trois en un mois.

La fièvre typhoïde, en janvier 1883. 

…J’suis sa frangine. »

-« Valentine ? »

-« Oh ! C’est toi, Jean ! »

-«J’ai resté seule, sans argent

Vu que j’devions les médicaments,

Le docteur et l’enterrement.

J’entrai comme servante

Débutante

Chez maît’e Cabalis.

J’ai fauté avec li.

On est bête à seize ans.

Il m’conduisit rue Balan

A Evreux

Dans un logis miséreux.

Pi, j‘l ai jamais r’vu, l’sauvage !

Ne trouvant pas d’ouvrage,

J’ai dû entrer en maison. »

-«Tu m’as pas remis, donc?»

« J’ te croyais mort aussi.

Et pi, j’vois tant d’hommes ici,

Pour moi, sont tous cousins germains ! »

Prenant dans ses grosses mains

Cette tête retrouvée, Jean la câline  

Et jusqu’au matin embrasse sa Valentine.