LE PORT
Le Nesle venait d’accoster.
Les marins désaccoutumés
De la ville, roulaient
Les épaules et sifflaient
Dans les ruelles,
Enfiévrés de bagatelle,
Comme si de rien n’était.
Sous les ordres de Dumontet,
Ils cherchaient un débit de boissons
Et des filles. Ils s’empressaient.
-«Venez-vous, jolis garçons ? »
Disait l’une. Une autre poussait
Vers sa porte le gros Bergas
« Non, pas là, mon gars. »
L’homme se dégageait. Les amis
Se reformaient en troupeau, soumis
Tout au long de la rue
Aux injures de la fille déçue.
D’autres trainées se mettaient à lancer
Avec leurs voix cassées,
Des appels, des promesses.
Enfin Dumontet s’arrête et presse
En quelques secondes
Tout son petit monde
Dans une maison plutôt coquette.
Là, les matelots en goguette
D’amour et de vin se sont rassasiés.
Leurs soldes y sont passées !
Des heures durant
Dans un boucan
D’enfer, on montait
Puis on redescendait
Pour boire. Déjà bien enivrés,
Leurs compagnes préférées
Posées sur les genoux, nos marins
S’entonnaient encore de vin,
Gueulaient à pleins gosiers,
Montaient l’escalier,
Chantaient, fumaient.
Jean Dumontet, lui,
Serrait une fille contre lui.
-« Y a longtemps qu’t’es ici,
Dis-moi ? »
-« Six mois »
-« Aimes-tu c’te vie ? »
-« Derrière le comptoir ou d’vant
On s’fait toujours d’l’argent ! »
-« T’es pas d’ici… » Elle fit non
De la tête. –« T’es de loin ? » Elle fit oui
De la même façon.
–« D’où ça ? » -«de Longwy.
Toi, l’marin, tu viens de loin ? »
-« Ah oui ! Dieu est témoin.
J’te crois, ma belle. »
-« Par hasard, t’aurais pas vu le Nesle ?»
-« Pas plus tard qu’ l’aut’ semaine. »
Elle pâlit : « Vrai ? C’est ma veine.
Tu mens pas ? Alors sais-tu
Si Dumontet, l’est toujours d’sus ?»
Il fut surpris : -« Tu l’connais ? »
-«Pas moi ! Y a une femme qui l’connait.»
-« Qué qué l’y veut c’te femme ?
Où j’peux t’y la voir, c’te femme ? »
-« Quoi que tu l’y dirais ? »
-« J’y dirai…j’y dirai
Qu’ j’ai vu Jean Dumontet.»
-« Comment qu’il s’ portait ? »
-«Bien.»
-« Eh ben,
T’y diras que son père
Est mort, que sa mère
Est morte, que son frère
Est mort, tous les trois en un mois.
La fièvre typhoïde, en janvier 1883.
…J’suis sa frangine. »
-« Valentine ? »
-« Oh ! C’est toi, Jean ! »
-«J’ai resté seule, sans argent
Vu que j’devions les médicaments,
Le docteur et l’enterrement.
J’entrai comme servante
Débutante
Chez maît’e Cabalis.
J’ai fauté avec li.
On est bête à seize ans.
Il m’conduisit rue Balan
A Evreux
Dans un logis miséreux.
Pi, j‘l ai jamais r’vu, l’sauvage !
Ne trouvant pas d’ouvrage,
J’ai dû entrer en maison. »
-«Tu m’as pas remis, donc?»
« J’ te croyais mort aussi.
Et pi, j’vois tant d’hommes ici,
Pour moi, sont tous cousins germains ! »
Prenant dans ses grosses mains
Cette tête retrouvée, Jean la câline
Et jusqu’au matin embrasse sa Valentine.