Dans son édition à paraître vendredi, Marianne revient en détails avec des documents exclusifs sur le coup de poignard donné par Nicolas Sarkozy au projet de défense de la liberté d’expression sur Internet qu’avait porté Bernard Kouchner au gouvernement.
C’était l’an dernier. Bernard Kouchner, alors ministre des affaires étrangères, publie au mois de mai 2010 dans Le Monde et dans le New-York Times une tribune vibrante pour la défense d’Internet. Il y plaide alors pour un « un Internet universel, ouvert, fondé sur la liberté d’expression et d’association, sur la tolérance et le respect de la vie privée« , opposé à « ceux qui voudraient transformer Internet en une multiplicité d’espaces fermés et verrouillés au service d’un régime, d’une propagande et de tous les fanatismes« . Avec son homologue néerlandais, la France et les Pays-Bas annoncent dans la foulée la création d’un « groupe de pilotage » visant à faire naître un instrument international de défense de la liberté d’expression sur Internet.
Une première réunion est organisée au Quai d’Orsay en juillet. Elle donne à Bernard Kouchner l’occasion de redire tout son attachement à la liberté d’expression sur Internet, alors qu’au même moment – en pleine affaire Woerth – le gouvernement et la majorité font bloc pour pourfendre Mediapart et Internet. Une conférence internationale, qui aurait dû être organisée à Paris le 15 octobre 2010, est reportée. Officiellement.
Officieusement, comme l’avait révélé la Quadrature du Net, c’est surtout que Nicolas Sarkozy a écrit à Bernard Kouchner pour l’obliger à revoir totalement ses ambitions et ses priorités. Plus question de défendre la liberté d’expression. Place à la défense d’un « internet civilisé », sécuritaire, où l’Hadopi fait office de symbole. Au ministre qui lui parle de liberté, le Président rétorque qu’il « ne serait pas convenable que l’Internet se développe comme une zone de non-droit« . Le Quai d’Orsay tente bien de faire croire que la conférence du 15 octobre n’a été que reportée, « à la demande des Pays-Bas« , mais personne n’est dupe. Jamais aucune nouvelle date n’a été proposée, et le sujet a été enterré.
« Un point de non-retour dans les relations entre Sarkozy et Kouchner »
C’est cet épisode, à l’écho très particulier depuis les « révolutions Facebook » des pays arabes, sur lequel revient Marianne, dans une enquête qui paraîtra ce vendredi dans les kiosques, et dont Numerama a pu prendre connaissance. Le journaliste Frédéric Martel, qui s’est procuré des notes du Quai d’Orsay et certaines correspondances avec l’Elysée, montre que Bernard Kouchner avait voulu faire de la défense d’internet et des cyberdissents « l’apogée de la carrière« , mais qu’il en a été empêché par Nicolas Sarkozy.
Le magazine cite un document confidentiel daté de juillet 2010, dans lequel l’ancien ministre expliquait que la France va « soutenir les cyberdissidents confrontés à la répression de la liberté d’expression » et qu’elle réfléchit même à apporter une « assistance technique » pour « contourner la censure« . « Dès la révolution en
Iran, [Bernard Kouchner] a perçu l’importance du Web pour la diplomatie« , explique Marianne. En septembre, une note au ministre confirmait que la conférence d’octobre devait aider les défenseurs des droits de l’homme à maîtriser les « technologies de contournement (…) pour permettre des communications non filtrées« . Il était même question de proposer que tous les blogueurs bénéficient du même régime de protection que les journalistes. Tout cela avant la fameuse lettre de Nicolas Sarkozy, qui bloque le beau projet.
« Selon les nombreux témoins interrogés par Marianne, cette lettre est un point de non-retour dans les relations entre Sarkozy et Kouchner. Ce dernier aurait même menacé de démissionner, une nouvelle fois« , raconte l’hebdomadaire. Pas question pour le ministre des affaires étrangères de transformer sa conférence sur la liberté en conférence sur la régulation et le contrôle, comme le demande le conseiller diplomatique de Sarkozy, Jean-Bernard Levitte. « Chez Kouchner, on est consterné par cette approche répressive« , assure Marianne.
« Le ministre écrit avoir le soutien de « très nombreux gouvernements et acteurs de la société civile » qui « observent qu’Internet est aujourd’hui l’un des principaux alliés des défenseurs des droits de l’homme dans le monde [et qui] partagent [leur] inquiétude à l’égard de la répression croissante qui s’abat sur la Toile ». Kouchner enfonce le clou : « La défense d’un Internet ouvert, universel, est devenue un sujet majeur de politique internationale et une composante essentielle de notre engagement en faveur de la démocratie et des droits. » Rien n’y fait ».
Deux mois plus tard à peine, la Tunisie commençait à se soulever, à s’organiser par Facebook pour renverser Ben Ali. Michèle Alliot-Marie, qui avait définitivement rayé le projet de Kouchner lorsqu’elle l’a remplacé, est plus tard exclue du gouvernement, notamment pour avoir proposé d’apporter son aide contre les manifestants.
La conférence voulu par Bernard Kouchner avec 17 pays se transforme en e-G8, qui se tiendra mardi et mercredi prochain à Paris. »Des sujets programmés au temps de Kouchner, seuls demeurent le développement économique, la sécurité, la cybercriminalité, la gouvernance d’Internet et Hadopi – la liberté d’expression a mystérieusement disparu« , constate Marianne. « Les cyberdissidents deviennent définitivement persona non grata au e-G8« .