On lui souhaite, de grand cœur, même si le souhait est un peu irrationnel, de vivre encore cent ans dans les livres. De toute manière son œuvre d'éditeur, car on peut dire qu'il a fait une œuvre de son travail, restera encore très longtemps présente pour les lecteurs. Il a même écrit lui-même quelques livres qui comptent. Pour un survol de sa carrière, je vous renvoie à un article que j'ai publié récemment dans Le Soir, Une maîtresse nommée littérature, au moment où paraissaient ses entretiens avec Laure Adler, Le chemin de la vie.
Il y a plus longtemps - c'était en 1990 -, j'avais interrogé, séparément mais avec les mêmes questions, Maurice Nadeau qui venait de publier Grâces leur soient rendues et Françoise Verny pour Le plus beau métier du monde. Deux éditeurs grand format, avec des conceptions assez différentes de la profession.
La preuve par la réédition de ce double entretien.
Ils n'ont rien en commun, sinon la passion des livres. Mais pas de la même manière. Tout sépare d'ailleurs Maurice Nadeau, qui a œuvré longtemps dans l'ombre de maisons d'édition où il développait sans fracas sa collection des «Lettres Nouvelles» avant de créer, contraint et forcé, sa propre structure - minuscule, faut-il le dire? -, de Françoise Verny, grande prêtresse de Grasset avant de passer bruyamment, avec armes et bagages (dans ceux-ci, elle emportait notamment sa fidèle Françoise Mallet-Joris), chez Gallimard où, pendant quatre ans, elle ne fut pas vraiment à sa place. C'est chez Flammarion qu'elle l'a apparemment trouvée maintenant, mais la manière est restée la même: une politique d'auteurs, certes, mais avec le spectaculaire en plus.
Leurs livres sont aussi différents qu'eux. Françoise Verny raconte sagement sa vie, de sa formation à ce qu'elle est devenue maintenant, égrenant les rencontres au fil des livres édités, manifestant une grande fidélité même aux auteurs qui ne l'ont pas suivie dans ses pérégrinations germanopratines. Maurice Nadeau, au contraire, égrène ses souvenirs des écrivains qui ont fait ses catalogues sans cesse recommencés et auxquels il a permis de trouver un public francophone, mais dénonce avec amertume les infidélités dont il a été la victime.
Il fallait bien les confronter, même si les rencontres se sont faites séparément. Pour le pugilat, rendez-vous ce vendredi soir sur le plateau de «Caractères». Car si, comme on le verra, Françoise Verny a pour Maurice Nadeau une grande estime, celle-ci n'est pas réciproque. Et cependant - ils ne le savaient pas encore en répondant à nos questions -, ils se rejoignent sur bien des points. Alors, d'où viennent les divergences? Du fait que Françoise Verny, à neuf heures du matin, a choisi de nous inviter à boire un café au bistrot d'en face en grillant ses premières (?) Gitanes de la journée alors que Maurice Nadeau, à quatre heures de l'après-midi, buvait de l'eau dans une pièce - débordant de livres - des minuscules bureaux qui lui servent de repaire à la fois pour «La Quinzaine littéraire» et sa maison d'édition?
Quoi qu'il en soit, il fallait d'abord chercher à apprendre auprès d'eux comment on devient éditeur.
Maurice Nadeau: - Ah!... Si on a beaucoup d'argent, d'abord, et si on a le goût des livres... Moi, j'avais le goût des livres, mais je n'avais pas d'argent, alors ça risquait de donner autre chose. Il faut dire que les circonstances ont joué un rôle: on est critique, on est journaliste, on vous met dans un jury - le Renaudot -, je lisais des manuscrits, et j'ai été amené à faire une collection. Puis je me suis pris au jeu, et j'ai continué!
Françoise Verny: - Je ne connais pas la réponse. Je connais peu de gens qui veulent devenir éditeurs. Il n'y a pas de règle. Je vais prendre un exemple qui ne me concerne pas, celui d'une adjointe, Monique Nemer. Elle était professeur de littérature comparée et, en bavardant avec elle, je me suis rendu compte qu'elle avait un intérêt pour les livres. Elle a commencé à travailler avec moi et, au fond, elle s'est aperçue qu'elle aimait ce métier et que ce métier l'aimait.
- Il faut quand même une qualité fondamentale, nécessaire au métier, laquelle?
Maurice Nadeau: - Peut-être que l'éditeur a le goût d'écrire et qu'il ne s'en sent pas capable. Alors il publie les autres. C'est possible. Beaucoup d'éditeurs sont des auteurs rentrés. Il y a aussi, en France, beaucoup d'histoires de familles. C'est la famille Gallimard, la famille Flammarion...
Françoise Verny: - Il faut une grande curiosité, et un minimum de culture générale. Il faut aussi une grande faculté d'accueil, et ne pas se tromper. Mais trop de gens croient que l'édition n'est pas un vrai métier parce qu'on lit le journal et qu'on lit des livres. Ce que je déteste le plus, ce sont les non-professionnels!
- Depuis que vous pratiquez ce métier, est-ce que des choses ont changé?
Maurice Nadeau: - C'est devenu une affaire de grands mastodontes, de trusts à capital financier. Il y a les Presses de la Cité d'un côté, Hachette de l'autre, mais ces gens-là ne cherchent pas d'auteurs, ce n'est pas leur travail. J'ai quand même l'impression que c'est en train de disparaître. Il y a, depuis quatre ou cinq ans, une trentaine de nouveaux éditeurs, des jeunes qui n'ont pas beaucoup d'argent et qui publient de la littérature, de vrais ouvrages, et pas ces trucs faits pour être placés dans les supermarchés.
Françoise Verny: - Le métier n'a pas changé dans les rapports entre l'auteur et l'éditeur, ça ne changera jamais. Ce qui a changé, c'est qu'il y a maintenant des contraintes économiques, des problèmes qui se posent en termes d'industrialisation et dont on est bien obligé de tenir compte quand on appartient à ce milieu.
- Quel est votre meilleur souvenir d'éditeur?
Maurice Nadeau: - Tous les auteurs que j'ai découverts ont mérité mon souvenir. Je ne vois pas quelle préférence je pourrais donner à l'un ou à l'autre. Ce sont donc des découvertes, mais il faut dire aussi qu'elles ont été souvent le fruit du hasard. On ne s'intéressait pas aux étrangers, alors je prenais ce que je pouvais, et je refusais aussi...
Françoise Verny: - J'en ai plusieurs, et je ne veux pas les hiérarchiser. Mais c'est plutôt de l'ordre des rencontres, et de la découverte de manuscrits.
- Et votre plus mauvais souvenir?
Maurice Nadeau: - Notamment d'avoir dû recommencer à zéro chaque fois que j'ai été foutu à la porte de chez un éditeur. Parce que c'est lui qui a les contrats, c'est lui qui a les auteurs. Mais, au fond, ce que je regrette le plus, c'est de ne pas avoir publié celui que je considère comme le plus grand, Beckett. J'aurais pu le publier, et je n'ai pas osé. La timidité, ou le manque d'argent... je ne l'ai pas pris! Oui, ça, c'est un mauvais souvenir...
Françoise Verny: - Le pire, ce n'est pas l'erreur: on en commet tout le temps. Ce n'est pas l'échec: on en connaît tout le temps. Le plus mauvais souvenir, c'est la déception, quand on croit dans le manuscrit d'un auteur, qu'on espère d'autres livres, et puis qu'on s'aperçoit qu'il n'y avait qu'un seul livre.
- Qu'attendez-vous, dans votre travail, des années à venir?
Maurice Nadeau: - C'est difficile. On perd de l'argent sur les livres et, si on recommence, ça s'accumule. Il faudrait un succès, mais le genre de littérature que je fais ne me permet pas de l'espérer. Il peut y avoir un coup de chance, mais ça paraît peu probable. D'ailleurs, décrocher un prix, ça pourrait être ma mort. Je ne sais pas. Continuer comme ça...
Françoise Verny: - Si j'ai écrit ce livre, c'était pour savoir si j'avais encore envie de faire ce métier. Et j'ai encore envie. La vie est drôle, Davy m'avait fait connaître Alexandre Jardin et Cyril Collard. Et là, il m'a apporté le manuscrit d'une jeune femme, que je vais sortir au début de l'année prochaine. Tout d'un coup, je me suis dit: encore un nouvel auteur, voilà! Il n'y a pas de répétition, parce qu'aucun être ne ressemble à un autre.
- Vous venez d'écrire un livre, en passant donc de l'autre côté de la barrière. Avez-vous eu le sentiment d'avoir été, au sens fort du mot, édités?
Maurice Nadeau: - Mes rapports avec mon éditeur ne sont pas mauvais. C'est un ami qui m'avait prié de lui donner ça, de l'écrire. Au fond, je n'avais aucune envie de l'écrire. C'est bon que j'ai trouvé une machine à traitement de texte et que ça ne prenait pas trop de temps...
Françoise Verny: - C'est difficile à dire. J'ai un éditeur, mais je ne pense pas qu'on ait tout à fait des rapports d'éditeur à édité. J'ai quand même constaté une chose, c'est que, sur son propre texte, on a besoin d'un regard extérieur, même si on est soi-même éditeur.
- Maurice Nadeau, que pensez-vous de Françoise Verny?
Maurice Nadeau: - Je crois qu'elle représente un état de l'édition qui est horrible. Ce sont des gangsters, des truands, ces gens s'étripent, se tuent. Elle représente, je crois, un moment de l'édition qui est en voie de disparition. On ne peut pas faire des coups en bourse et aimer sérieusement ce qu'on va proposer! Bien sûr, il y a toujours, dans l'édition, un côté propagandiste: ce qu'on aime, on voudrait que tout le monde l'aime. Ce n'est pas ça qui me gêne, c'est tout le reste, cette vaste machine dans laquelle on risque d'être broyé. Je me félicite, au fond, d'être resté marginal. Sans cela, je n'aurais pas fait ce que j'aurais voulu.
- Françoise Verny, que pensez-vous de Maurice Nadeau?
Françoise Verny: - Ce n'est pas du tout le même genre d'éditeur que moi. Mais je pense beaucoup de bien de lui. On ne peut pas ne pas respecter ce qu'a fait Nadeau dans le domaine de l'édition. En même temps, je ne me sens pas complexée par rapport à lui, pas du tout. Je ne crois pas que la question soit de savoir si l'un est plus ou moins moderne que l'autre. J'ai une vision des choses. Nadeau, au fond, situe un peu son métier sur le territoire de l'éternité. Moi, je n'en fais rien, je suis beaucoup plus matérialiste.