Comment évaluer l'innovation ?

Publié le 20 mai 2011 par Gaga96 @gaga96fr
Ce qui est nouveau est rarement vrai ; ce qui est vrai est rarement nouveau. (Georg Christoph Lichtenberg)
Les entreprises aiment communiquer sur l'innovation. C'est une valeur particulièrement sympathique, associée à l'idée de progrès et donc de bonheur. Une entreprise qui innove est forcément une entreprise qui améliore la vie... du moins dans l'esprit du grand public. De nombreuses sociétés cherchent donc à se donner une image d'entreprise innovante. Mais lorsqu'on cherche à évaluer l'innovation d'une entreprise donnée, on est face à un problème délicat, pour au moins deux raisons.
D'une part, l'innovation recouvre des réalités variées qu'un indicateur classique n'est pas capable de représenter. Ainsi, même pour les innovations purement technologiques, le budget R&D n'est pas un indicateur fiable, car les dépenses de R&D peuvent correspondre à des tâches d'amélioration continue, voire de rattrapage de la concurrence. De même des brevets (on peut breveter des modifications mineures à un brevet antérieur) ou des financements de laboratoires scientifiques (qui peuvent se limiter à externaliser des mesures nécessitant un appareil scientifique classique). Et je ne parle pas des innovations non technologiques, qui ne sont souvent pas prises en compte par les études sur l'innovation des entreprises.
D'autre part, la définition de l'innovation est régulièrement considérée par certains commentateurs comme un problème en soi qui n'aurait pas été résolu et qui ne le serait probablement jamais. Définir ce qu'est l'innovation n'étant pas possible, il serait difficile d'évaluer autrement que de manière qualitative voire subjective.
Est-ce donc que l'innovation des entreprises n'est pas évaluable ?
Définir ce qu'on veut mesurer
L'évaluation de l'innovation passe nécessairement par la définition de ce que l'on souhaite mesurer, c'est-à-dire de ce que c'est que l'innovation.
A l'école primaire, on apprend que le dictionnaire est l'endroit où chercher lorsqu'on a besoin d'une définition. Choisissons un dérivé moderne du dictionnaire, Wiktionnaire (qui cite le dictionnaire de l'académie française), et lisons la définition du mot innovation :
Innovation (définition du wiktionnaire) :
Action d’innover
ou

Résultat de cette action.
Intéressant : l'innovation est à la fois une action et son résultat. Que veut-on mesurer ? L'effort ou son fruit ? Les deux, mon général.
En effet, mesurer l'effort permet d'identifier les entreprises qui fournissent des efforts d'innovation, ce qui est intéressant dans le cadre d'une politique publique d'incitation à l'innovation par des subventions : les entreprises qui font un effort d'innovation méritent l'aide de l’État (par exemple, un financement par OSÉO), pas celles qui détournent les aides comme le Crédit Impôt Recherche pour financer des opérations industrielles ordinaires d'optimisation de la production.
De plus, une entreprise qui fait l'effort d'innover est attractive pour le recrutement des jeunes diplômés, et peut drainer les meilleurs cerveaux. A contrario, les entreprises qui prétendent innover mais qui ne le font pas véritablement (j'ai des noms...) escroquent d'une certaine manière ces jeunes et brillants ingénieurs, marketeurs ou designers qui vont les rejoindre pour des raisons erronées, au détriment d'entreprises moins communicantes mais bien plus innovantes et bien plus valorisantes pour eux.
Quant à mesurer le fruit, c'est évidemment utile à la bonne gestion de l'entreprise. Selon le cas, elle cherchera à maximiser l'innovation pour un effort donné, ou à atteindre un niveau d'innovation visé avec le minimum d'effort. Une entreprise qui investit beaucoup dans l'innovation et ne produit guère d'innovation est mal dirigée, alors qu'une entreprise qui investit peu dans l'innovation mais produit régulièrement des innovations à succès est un modèle à suivre.
La définition précédente renvoie à la définition du verbe innover :
Innover (définition du wiktionnaire) :
Introduire quelque chose de nouveau dans un usage, une coutume, une croyance, un système scientifique ou philosophique, etc.
Voilà une définition particulièrement floue. Qui introduit la nouveauté ? Quel type de nouveauté ? Nouveau par rapport à quoi ? Et quelles situations sont concernées ? On comprend mieux pourquoi certains auteurs disent que c'est difficile de définir précisément l'innovation en général.
Qu'à cela ne tienne, cherchons à définir l'innovation qui nous intéresse. Commençons par le domaine d'introduction. C'est tout simplement l'entreprise, que se soit en interne ou sur son marché.
Après, de quel type de nouveauté parlons-nous ? De toute nouveauté concernant l'activité de l'entreprise. La nouveauté peut donc concerner :
  • les produits et les services que vend l'entreprise, bien sûr,
  • la manière de les vendre : le business model, la communication...,
  • et la manière de les produire : l'organisation, les fournisseurs, les méthodes de production...
Ensuite, par rapport à quoi peut-on dire que l'innovation est nouvelle ? Sauf à vouloir définir un concept d'état de l'art similaire à celui de la propriété industrielle mais étendu à l'ensemble des activités d'une entreprises, le référentiel le plus naturel est l'entreprise elle-même, ou plus exactement l'ensemble des connaissances de l'entreprise et de ses employés.
Je propose donc la définition suivante :
Innovation (définition personnelle) :
Introduction dans une entreprise d'une modification, nouvelle par rapport à l'état de ses connaissances, de son activité.
Enfin, il semblerait que l'on puisse considérer, d'après cette définition, que la copie d'une authentique innovation d'un concurrent est une innovation. C'est absolument exact, et je l'assume. Du point de vue de l'entreprise, cette introduction est innovante.
Toutefois, je suis conscient que l'innovation originale apporte plus que l'innovation due à la copie, et que c'est bien la première qui doit être encouragée. Je rajouterai donc la définition complémentaire suivante :
Innovation originale (définition personnelle) :
Innovation qui n'a pas été réalisée auparavant dans une  entreprise concurrente.
Mesurer ce que l'on a défini
Résumons-nous. Nous souhaitons mesurer :
  • l'effort consacré à l'innovation et celui consacré à l'innovation originale, selon mes définitions personnelles ;
  • et le fruit de ces efforts.
Soit 4 mesures en tout.
Commençons par l'effort. On pourrait se contenter d'utiliser le budget R&D ou le nombre de brevets, comme on peut le voir dans divers rapports. Il y a bien sûr une corrélation entre ces données et l'effort d'innovation, mais ce n'est pas une corrélation suffisamment forte pour pouvoir éviter un peu de travail.
Prenons le cas d'Apple : l'iPad est certainement un produit très innovant, mais une grosse partie de l'effort d'Apple réside dans la communication autour de ce produit et dans son marketing. L'effort technologique a été réalisé en bonne partie par des sous-traitants. Dans ce cas, on conclurait à tort qu'Apple n'est pas une entreprise très innovante.
Rien n'empêche de considérer des indicateurs financiers pour évaluer l'effort d'innovation. Mais il faut rentrer dans une démarche d'apothicaire, analyser les comptes de l'entreprise et distinguer les dépenses qui sont destinées à l'innovation de celles qui ne le sont pas. De l'audit, donc. C'est parfaitement réalisable, mais à condition de laisser une société indépendante réaliser cet audit si ces évaluations servent à communiquer ou à toucher des subventions. Cela me paraît justifier la création d'agences d'évaluation de l'innovation.
Par ailleurs, d'autres indicateurs complémentaires peuvent être observés, afin de comprendre comment l'effort d'innovation est gérée : nombre de projets innovants lancés, budget moyen de ces projets, taux d'échec des projets... Ce sont toutefois des outils de diagnostic et non des outils de mesure de l'effort.
Pour l'évaluation du fruit de l'effort, là aussi on pourrait se contenter de l'augmentation du chiffre d'affaires ou du nombre de nouveaux produits. Mais un nouveau produit n'est pas forcément très innovant, et le chiffre d'affaires peut augmenter sans que l'innovation y soit pour quelque chose.
L'audit est encore une fois utile : on doit additionner le chiffre d'affaire qu'on peut attribuer à l'innovation (produits ou services innovants), soustraire les économies de coûts réalisés grâce à l'innovation (innovations d'organisation ou de production), mais aussi soustraire les prévisions de chiffres d'affaire d'anciens produits ou services cannibalisés par les produits ou services innovants.
On pourra compléter cet audit d'autres indicateurs servant d'outils de diagnostic : nombre de nouveaux produits, durée du cycle d'introduction d'un nouveau produit... Mais encore une fois, ce ne sont pas des indicateurs du fruit de l'effort, seulement des aides à l'interprétation.