Menacé par les intégristes islamistes, l'écrivain très controversé vit caché dans la capitale indienne. Cette «Rushdie au féminin» ne viendra pas à Paris recevoir le prix Simone-de-Beauvoir.
Taslima Nasreen ne viendra pas en France chercher le prix Simone-de-Beauvoir qui lui a été décerné le 9 janvier, au Couvent des cordeliers à Paris. Poursuivie par la vindicte de quelques groupuscules extrémistes musulmans indiens, la femme écrivain la plus controversée du sous-continent vit, depuis la fin novembre, en un endroit tenu secret, dans la grande banlieue de Delhi. Sous haute surveillance, et pas vraiment de son plein gré. «J'apprécie le geste de la France et je suis reconnaissante de l'invitation à me rendre à Paris (…) mais je préfère rentrer chez moi, à Calcutta, pour y retrouver tout mon univers», a fait savoir Taslima du fond de sa cachette.
Exilée, depuis 1994, de son Bangladesh natal où plusieurs fatwas la menaçaient de mort, cette «Rushdie au féminin», comme on la surnomme parfois, a erré dix ans durant dans une Europe où elle ne s'est jamais sentie chez elle. En 2004, elle avait trouvé en Calcutta plus qu'un asile, et en l'Inde une seconde patrie. Malgré la Partition de 1947, qui a coupé le Bengale en deux, Calcutta reste, aujourd'hui encore, la capitale culturelle de tous les Bengalis, qu'ils soient bangladais ou indiens.
140 millions de musulmans
Le 22 novembre dernier, Taslima Nasreen a pourtant été forcée de quitter le Bengale-Occidental après de violentes manifestations organisées par des groupes musulmans contre sa présence. Voyant poindre le spectre d'émeutes intercommunautaires, le gouvernement communiste de Calcutta a d'abord appelé l'armée en renfort. Puis il a exfiltré Taslima. Elle s'est retrouvée à Jaipur, au Rajasthan. Mais cet État redoutant, lui aussi, des tensions entre hindous et musulmans, elle a été «déportée» en pleine nuit à Delhi, où le gouvernement central s'est résolu à prendre en main sa sécurité. Bien embarrassées, les autorités indiennes viennent de lui renouveler son visa pour six mois, réveillant la colère des islamistes qui demandent son expulsion. Delhi a toujours refusé à Nasreen la nationalité indienne qu'elle réclame depuis 2005.
Pour l'Inde, Taslima Nasreen, bangladaise, musulmane et en rupture de ban avec l'islam, c'est de la dynamite. Cette immense démocratie multiculturelle, multiconfessionnelle, abrite bien des réfugiés politiques, dont le dalaï-lama, avec son gouvernement tibétain en exil. Elle accueille aussi des Birmans, des Sri Lankais… Mais, pour Taslima, c'est une autre histoire : l'Inde compte quelque 140 millions de musulmans sur plus d'un milliard d'habitants, et pas question de courir le moindre risque de rompre l'équilibre précaire qui prévaut depuis soixante ans entre hindous et musulmans.
D'autant que la sulfureuse Nasreen n'en est pas à ses premiers déboires avec des islamistes indiens. En août dernier, elle a été violemment attaquée par des activistes d'un parti musulman à Hyderabad (Sud) où elle s'était rendue pour le lancement de l'un de ses ouvrages en telugu, la langue de l'Andhra Pradesh. Dans la foulée, un imam avait lancé contre elle une fatwa, exigeant une nouvelle fois son expulsion. À la suite de cet incident, des militants musulmans ayant porté plainte pour atteinte à l'islam, l'écrivain iconoclaste risque jusqu'à trois ans de prison pour «avoir attisé la discorde, la haine et la malveillance » entre groupes religieux.
Pour Mahmood A. Madani, qui siège au Sénat à Delhi et dirige le Jamiat Ulema e-Hind, la plus importante formation musulmane en Inde, le problème n'est pas le féminisme de Taslima, ses tirades contre la burqa ou le statut des femmes dans la religion musulmane. «Nous sommes favorables à tous les débats intellectuels. Mais nous refusons la manière indécente dont elle parle du prophète Mahomet », a-t-il affirmé à l'hebdomadaire Outlook. Jugeant que Taslima a offensé les sentiments de plusieurs millions d'individus.
Le prix Simone-de-Beauvoir pour la liberté des femmes a été créé cette année à l'occasion du 100e anniversaire de la naissance de l'écrivain-philosophe, auteur, entre autres, du Deuxième Sexe. Une œuvre de référence pour les féministes du monde entier, où Beauvoir dénonce les préjugés à l'encontre des femmes. Rien d'étonnant à ce que Taslima Nasreen en ait été l'une des lauréates.
Ce prix, Nicolas Sarkozy avait souhaité le lui remettre en main propre lors de sa visite d'État en Inde, fin janvier. Preuve que la France est le pays des libertés. Tollé discret, certes du côté des autorités de New Delhi. Et ferme dissuasion. Ni le moment ni l'endroit n'étaient propices à une leçon sur les droits de l'homme à la française. Nicolas Sarkozy n'a pas insisté, se contentant de se réjouir de la bonne volonté des responsables indiens, qui lui ont donné l'assurance que Nasreen pourrait se rendre à Paris… si elle le souhaitait.