Vers 1900, le docteur Emile D. exercait àSaïgon.
Il a relaté une de ses excursions intitulé : « WAT-POUH, croquis laotien ».
En voici un résumé rimé :
Etendu sur un matelas de coton blanc,
Je causais avec le krou Akan.
Il portait un sampot de soie marron
Et une veste à cent boutons,
Signes représentatifs de sa position sociale.
Il s’appelait Tapho de son nom patrimonial
Chasseur invétéré s’il en fut,
Il passait des nuits entières à l’affût,
Restant immobile malgré les piqûres
De moustiques.
Il pouvait marcher sans repos ni nourriture
À la poursuite méthodique
D’éléphants sauvages.
C’était là sa vie, son seul ouvrage.
Aussi connaissait-il de la forêt tous les buissons,
Tous les détours de layons.
J’avais gagné son estime en l’écoutant
D’après lui, les chasseurs blancs
Agissaient souvent comme des niais
Et les bêtes riaient quand elles les voyaient.
Devenu son ami,
Je lui donnai un fusil
Pour remplacer son mousquet à pierre.
Depuis, il venait comme un frère,
Me conter les nouvelles des villages,
M’apprendre que tel pâturage
Venait d’être foulé par des douzaines
De daines,
Que la tigresse de Donson-Tâ
Avait mis bas
Ou encore que le chef de Ban-Sé-Sabout
Avait été piétiné dans la boue
Par un éléphant indocile.
Comment Tapho connaissait-il
Tous ces faits ?
Il ne le dit jamais,
Mais ces informations anecdotiques
S’avéraient toujours authentiques.
Lors de sa dernière visite
Il me demanda tout de suite
Si je voulais acquérir le mérite (sic).
Cette légende bouddhique
Me fit tressaillir.
Or, un jour, sans me prévenir,
Il m’emmena à Wat-Pouh,
Cette pagode de la montagne où
J’allais obtenir ce mérite.
L’aventure pour moi était inédite.
Dès l’aube, à grands coups
De perches en bambous
Les coolies piochaient le ressac
Des eaux tièdes du Bassac
Pour faire glisser notre pirogue.
Après huit miles, d’un ton rogue,
Tapho ordonna de toucher terre.
Lances en main, les indigènes sautèrent
Et coururent jusqu’à la lisière de la forêt
D’un trot souple, rapide et discret.
Ils partirent traquer un fauve redoutable
Sous des lacis de branches inextricables.
A midi, ils firent cuire la viande avec du riz
Dans des marmites pendues
A un fuseau de lances. Ils ont bu
Du vin de riz
Et pendant une heure,
Ont chanté en mon honneur.
Puis nous avons franchi
Un premier col où se tapit
Le palais des Phys
-ces méchants génies-
Dissimulé derrière un rideau de bambous,
J’apercevais au loin Wat-Pouh :
Des toits presque plats,
La flèche aigue d’un tat
Et les banderoles recouvertes de pieux écrits
Destinés à tenir éloignés les Phys.
Nos chevaux attachés à des piliers
Frappaient déjà des pieds,
Agitaient leurs crinières,
Hennissaient de colère.
Ils portaient le harnais
Typiquement Laotien :
Bride ronde en coton ornée
De glands teints,
Mors garni de piquants,
Causant par conséquent
De cruelles blessures
A la langue et aux commissures,
Étoffe rouge jetée sur les selles
Au bout desquelles
Pointait une petite queue
Donnant à ces cavaliers vigoureux
Un air de comique achevé.
En un instant, la cavalcade s’est enlevée
A une allure désordonnée
Dans une tempête d’injures surdimensionnées,
De ces injures orientales
Telles que nos expressions hexagonales
Mêmes les plus outrageantes
Ne sont que douces paroles d’amante
Ainsi nous filâmes entre les iaos immobiles
-Ces arbres à huile-
Nous enjambions les racines aériennes et tortueuses
Des banians qui barraient la piste sinueuse.
Nous longions sur tout le chemin
Cycas et bambous nains.
Nous passions sous des lianes entrelacées
De grappes rouges telles les bracelets
En strass rubidescents.
Ici, seuls le Saï et le Quan puissant
Venaient combattre les nuits de lune
Pour la possession d’une biche opportune.
Derrière les ombrages centenaires,
Au pied du sommet légendaire
Se profilaient des bâtiments
Qui avaient défié la jungle et le temps.
Mais ces anciens palais délabrés,
Aux toitures effondrées
Conservaient une beauté fabuleuse
Et mystérieuse
En leurs robes de grès cendrées
Que façonnaient leurs murs salpêtrés.
Les portes principales étaient précédées
De larges avenues bordées
De statues brisées par des buffles en rage.
Gisaient ainsi sous l’herbe sauvage :
Dragons, reines, guerriers trapus,
Ballerines jonglant avec des lotus,
Singes coiffés
De la mitre aigue des princes Khmers, fées,
Femmes aux hanches arrondies, voluptueuses,
Aux gorges gonflées, orgueilleuses,
Un demi-sourire figé mince et charmeur,
Et des yeux larges et rêveurs.
Maintenant, seul le cobra noir régnait,
En maître de ces lieux éloignés.
Le silence du passé semblait peser
Sur les têtes des guides médusés.
Eux qui précédemment avaient chanté
Et ri, devenaient inquiets, déconcertés.
Ils parlaient bas et adoptaient la posture
Qu’ils prennent ne variatur
Devant les autels de Bouddha :
Mains croisées à plat
Sur la poitrine. Les Phys tant redoutés
Allaient-ils se montrer irrités
De notre présence,
De la traversée du séjour des génies
Par le blanc que je suis, contempteur, impie ?
Cet étranger va-t-il les exaspérer
Par sa conduite inconsidérée ?
Les Phys vont-ils se venger d’un geste
Sur mes guides téméraires et modestes ?
Ils pourraient les rendre semblables
Aux vaches bleues, excellentes laitières
Ou aux cerfs admirables,
Ou encore les faire pourchasser par la panthère
Fang-Bong dont on savait la promptitude
Ou par le tigre Sud.
Jadis ici les pèlerins se pressaient
Et ressassaient
En continuum
Om mani padmi hum.
Le kilomètre d’escalier de grès
Etait totalement encombré
Des bonzes psalmodiaient sous des parasols,
Leurs robes orangées balayant le sol.
Derrière eux, les éléphants
Se balançaient lourdement.
Accroupis sur leurs nuques les cornacs demi-nus
Flattaient les cous ridés tendus
Vers les jeunes pousses de bambous.
Les princes priaient debout,
Immobiles, les yeux clos,
Raidis dans leurs sampots
Et leurs courtes tuniques qu’ornent
Des épaulettes retroussées comme des cornes.
Puis les musiciens suivaient
D’un pas enlevé
Soufflant dans leurs kens des sons profonds
Soutenus par les violons et
Avec leurs kens, flûtes aux sons profonds,
Soutenues par les violons
Et rythmées
Par les tambours frappés à poings fermés
Depuis combien d’années la dernière procession
Avait-elle entrepris cette ascension ?
Seuls pourraient le dire les statues dispersées
Dont les yeux de pierre me regardaient passer
Un grand bonze-cerbère
Nous fit entrer dans le sanctuaire
En entrant, je reconnaissais le bouddha autant
Par le sourire bienveillant
Que par ses traits de noble chinois
Et son nez fin et droit.
Vieux prêtre d’un temple en ruine,
Il gardait une noblesse quasi-divine.
Fidèle observateur de la Loi,
Doux à tout ce qui vit partout.
A ses pieds,
Dans un grand boitier
Tapho a déposé ses offrandes :
De banales guirlandes,
Quelques bougies,
Un peu de riz,
Des fruits,
…Qu’offrir à celui
Pour lequel le monde n’est qu’une ombre
Et ce qui l’entoure, l’ombre d’une ombre ?
Ensuite, tout émotionnés,
Nous allâmes nous incliner
Devant le pied du Bouddha doré
Taillé dans le roc vénéré,
A même le flanc de la montagne.
Ce rituel signifie que chacun gagne
A suivre la Voie d’un pied déterminé, assuré.
Puis le vieux Satouck s’est assis sur un tabouret.
Un sourire éclairant sa figure parcheminée,
Il nous a déclaré in fine :
« Les grands cerfs buvaient l’eau du Bassac
Bien avant que régnât le roi Prack.
Mais à côté de son royaume pacifique
Vivait le seigneur Rayé et son peuple cruel.
A chaque lune nouvelle,
Celui-ci venait réclamer sa proie périodique,
Ses tigres ne se nourrissant que de la chair
De leurs frères.
Le roi des cerfs prenait en pitié son peuple victime,
Condamné à périr de façon illégitime ;
Ainsi, pendant quarante années,
Le roi des cerfs souffrit de voir la justice violée.
A la fin de sa vie, parmi ses électeurs,
Il choisit comme disciple le meilleur.
Il lui apprit la loi
Et la vie selon la loi.
A l’issue .de son dernier enseignement,
Il dit à son disciple, devenu son pair :
Je t’ai enseigné la Voie toute entière.
Or, seigneur tigre évidement
Se présenta au parc des cerfs : -O Roi
Puisque la coutume me donne le droit
A chaque lune, de choisir une victime,
C’est celui-ci, ton disciple sublime,
Que je vais emmener.
:-Rayé, tigre cruel, je ne vais pas te le donner
Car aujourd’hui il termine
L’étude de la Loi et il a désormais
Acquis le mérite, mais
Comme mon œuvre est terminée maintenant,
C’est moi qui vais te suivre dans un instant.
Car je sais qu’après ma disparition
La Loi sera respectée par la population. »
Par la suite, deux bonzes aux crânes rasés
Nous conduisaient
A la sala des hôtes étrangers.
Là, dans un carafon ouvragé
Ils nous apportèrent
Une eau fraîche et légère.
Cette eau conservée à l’air
Libre depuis trois ans, avait été trois fois
Corrompue, et était redevenue trois fois
Limpide. Elle ne se troublera plus.
Et sans aucun danger elle peut être bue.
Soudain, je saisis le pourquoi de ces ruines égarées,
L’abandon de cette pagode toujours vénérée.
Le Mérite ayant été bien transmis,
L’œuvre du Sage était accomplie.
Il pouvait s’arracher au Cercle des Existences.
Quant à moi, je n’étais pas près
D’oublier cette expérience.
Au loin, le soleil a sombré
Dans une coulée
De pourpre et d’or mêlés.
De la plaine montait la nuit tropicale.
Spectacle phénoménal !
Une pipe à eau que les guides se passaient
De main en main
Mit dans l’ombre qui s’épaississait
Un point rouge de fin
A cette journée insensée.
La nuit de la brousse allait commencer.