Chaque fois que je sors de garde, j’ai le même sentiment curieux fait d’acceptation détachée, d’étrangeté, d’éloignement. C’est difficile à définir : un mélange de soulagement et de conscience sereine de la vie et de mes contemporains. Et, au fond, s’il n’y avait pas la fatigue que l’on ressent après 24 ou 48 h de stress non stop, c’est un état d’apesanteur à la fois très agréable physiquement et très utile pour relativiser sa condition et celle des gens qui nous entourent.
Ce détachement me renvoie constamment à deux fils rouges de mon cheminement littéraire (chaotique) : l’anarque de Jünger qui, contrairement au libéral, « mécontent de tout régime » en traverse, lui, la série, « si possible sans jamais se cogner, comme il ferait d'une colonnade. » Façon de s'intéresser à l'essence du monde plutôt qu'à ses apparences comme le font le philosophe, l'artiste ou le croyant. Et la figure de Marc-Aurèle, ce jeune patricien ascète devenu empereur, chef de guerre qui passa l’essentiel de sa vie d’adulte à combattre sur le limes quelques peuplades barbares (Parthes, Marcomans, Germains, Sarmates et autres Quades) et à défendre l’empire, la grandeur de Rome pour mourir, face à l’ennemi (à Vindobona/ Vienne).
Tous les guerriers ne font pas des contemplatifs ou des sages stoïciens mais les guerriers qui trouvent en eux, comme Jünger ou Marc-Aurèle, les ressources pour s’intéresser à l’essence des choses et non pas seulement au fracas des armes sont rares et leur regard est tout à fait singulier. Avoir connu de prés le danger, la mort, la souffrance des hommes, leur courage ou leur lâcheté procure sans doute une profondeur et une acuité du regard singulière dont ne disposeront évidemment jamais les cuistres salonnards BHLoïdes ou Joffrinesques, quelle que soit leur époque (BHL étant une figure, un archétype intemporel de l’imposteur médiatique et mondain).
Il y a quelques jours, j’ai revu, dans cette disposition d’esprit, cette grand-mère, dont j’ai déjà parlé, née en Prusse Orientale et qui, fin 44, alors petite fille, s’embarqua avec sa mère dans des circonstances dramatiques dans le petit port de Mémel (aujourd’hui Klaipeda) sous le feu des orgues de Staline et la terreur des soldats de l’armée rouge peu enclins à la pitié. Une miraculée qui m’a raconté cette histoire simplement parce que son accent germanique et sa date de naissance m’avaient intrigué. Et qui avait fait surgir immédiatement en moi le souvenir du récit halluciné qu’en fait Guy Sajer dans son Soldat oublié. Et m'avait projeté à des années lumières de ma consultation habituelle.
Si Taine put écrire que Marc-Aurèle fut « l’âme la plus noble qui ait vécu », c’est sans doute parce que cet homme à la vie bien remplie sut dépasser sa condition inouïe d’empereur, de chef de famille (il eut 13 enfants), de contempteur inflexible de la secte chrétienne (en laquelle il voyait un ferment de dissolution de l’empire), de chef de guerre, de contemplatif au soir ou au matin d’un engagement décisif (et ils ne manquèrent pas) et s’appliqua, sa vie durant, à vivre selon les préceptes de sa philosophie stoïcienne, faisant de son âme un incomparable amalgame de douceur et de gravité, de justice et de clémence, de noblesse et de modestie, de bonté et de fermeté.
Si j’évoquais, dans le post précédent, le dégoût de Cioran envers la bassesse de ses contemporains, « ces hommes d'affaires, ces épiciers, ces combinards aux regards nuls et aux sourires atrophiés », c’est parce qu’ il me semble que nous soyons condamnés, nous autres modernes, à voir disparaître ce genre de noblesse d’âme chez nos contemporains, tout au moins parmi ceux qui nous sont donnés en exemple. L’exemple que nous donna la vie de Marc-Aurèle fait qu’on a, comme l’écrit Montesquieu, « meilleure opinion de soi-même, parce qu’on a meilleure opinion des hommes. » A méditer.
« Il faut encore prendre garde à ceci : les accidents mêmes qui s’ajoutent aux productions naturelles ont quelque chose de gracieux et de séduisant. Le pain, par exemple, en cuisant par endroits se fendille et ces fentes ainsi formées et qui se produisent en quelque façon à l’encontre de l’art du boulanger, ont un certain agrément et excitent particulièrement l’appétit. De même, les figues, lorsqu’elles sont tout à fait mûres, s’entr’ouvrent ; et, dans les olives qui tombent des arbres, le fruit qui va pourrir prend un éclat particulier. Et les épis qui penchent vers la terre, la peau du front du lion, l’écume qui s’échappe de la gueule des sangliers, et beaucoup d’autres choses, si on les envisage isolément, sont loin d’être belles, et pourtant, par le fait qu’elles accompagnent les oeuvres de la nature, elles contribuent à les embellir et deviennent attrayantes. Aussi, un homme qui aurait le sentiment et l’intelligence profonde de tout ce qui se passe dans le Tout, ne trouverait pour ainsi dire presque rien, même en ce qui arrive par voie de conséquence, qui ne comporte un certain charme particulier. Cet homme ne prendra pas moins de plaisir à voir dans leur réalité les gueules béantes des fauves qu’à considérer toutes les imitations qu’en présentent les peintres et les sculpteurs. Même chez une vieille femme et chez un vieillard, il pourra, avec ses yeux de philosophe, apercevoir une certaine vigueur, une beauté tempestive, tout comme aussi, chez les enfants, le charme attirant de l’amour. De pareilles joies fréquemment se rencontrent, mais elles n’entraînent pas l’assentiment de tous, si ce n’est de celui qui s’est véritablement familiarisé avec la nature et ses productions. » Marc-Aurèle (121-180)