Ce concert, annoncé officiellement il y a quelques semaines, a provoqué chez les mélomanes une énorme curiosité. Claudio Abbado en effet n’a pas enregistré le Chant de la Terre, et ne l’a pas dirigé non plus à ma connaissance. Un tel manque dans l’énorme discographie mahlérienne du chef ne pouvait que créer l’envie irrépressible de faire le voyage, d’autant que l’affiche était complétée par Anne-Sofie Von Otter et Jonas Kaufmann et que l’orchestre était les Berliner Philhamoniker. Il est rarissime qu’un tel concert supplémentaire ait lieu dans la saison, et la conséquence en a été des prix très élevés pour Berlin (jusqu’à 222 € alors que les prix maximum pour les concerts tournent autour de 90 € normalement), et contre toute attente, la salle a eu du mal à se remplir.
Il reste qu’elle était complète hier, un public tout acquis à Claudio: il est adoré du public berlinois qui a encore en mémoire les concerts prodigieux des années 90 et les projets menés sous son impulsion. Il avait donné ses concerts annuels la semaine précédente (les 13,14, 15 mai), Mozart, airs de concert (avec Anna Prohaska, soprano), Berg, Lulu suite ,(id.), Mozart, Concerto pour piano n°17 K 453 avec comme soliste Maurizio Pollini et l’adagio de la 10ème Symphonie de Mahler. Programme composite dont beaucoup n’ont pas compris la logique, mais qui a été accueilli de manière très positive par la presse berlinoise. Vous pourrez très vite vous en faire une idée, car le concert va être disponible sur le site (payant) du projet Digital Concert Hall .
Le concert du 18 mai, retransmis par Arte fera l’objet d’un DVD et/ou d’un CD sans doute, il comprenait donc d’abord l’adagio de la Symphonie n°10 exécutée la semaine précédente et ensuite le Chant de la Terre. Pour que puisse se clore se ce cycle Mahler commencé avec Berlin dans les années 90 et fini avec Lucerne (mais aussi Berlin!) dans les années 2000, il ne restera donc plus qu’à attendre la dernière pièce du puzzle Mahlérien, la Symphonie n°8 dite “des Mille”, mais on sait que Claudio Abbado entretient une relation distante avec cette oeuvre qu’il n’a enregistrée qu’une fois…
Entendre le Philharmonique de Berlin dans sa maison est toujours une expérience exceptionnelle, une fois de plus, on s’émerveille du lieu, une salle dont l’acoustique est légendaire et qui ne donne pas l’impression de volume ou de grandeur, on n’a pas l’impression d’être loin des musiciens, même lorsqu’on est tout en haut, ce qui était mon cas cette fois. Le public ensuite, très varié, avec beaucoup de jeunes, qui affiche toujours une certaine décontraction: on est loin du public compassé de certaines salles de concerts. Il y a bien sûr les places debout (surmultipliées ce soir!), mais aussi des gens tranquillement assis sur les escaliers. En bref, la Philharmonie n’est pas un de ces lieux figés, mais au contraire un espace ouvert qui respire et qui vit. L’orchestre quant à lui évolue, beaucoup de nouvelles têtes, beaucoup de jeunes et un son légèrement différent. Depuis l’arrivée de Simon Rattle, il y a 9 ans, il est évident que le son s’adapte au chef. On avait beaucoup reproché à Abbado d’avoir fait disparâitre le son Karajan. Ici on note l’évolution des cordes, qui semblent moins charnues, moins sensibles, et au contraire à l’extraordinaire perfection des bois et des vents. Ce soir, où les bois et les cuivres sont particulièrement sollicités, Emmanuel Pahud est à la flûte, nous croisant devant l’entrée arrière, il nous a lancé un prophétique “vous allez bien vous amuser ce soir!”, Stefan Dohr est au cor, et Dominik Wollenweber au cor anglais, mais il manque Albrecht Mayer au hautbois, empêché. Alors Abbado a fait venir le hautbois solo du Lucerne Festival Orchestra (et du Concertgebouw) Lucas Macias Navarro.
L’adagio de la 10ème symphonie ne fait pas partie de mes pièces préférées: je lui préfère de beaucoup les autres adagios sublimes de Mahler, celui de la 5ème (l’adagietto) de la 6ème ou de la 3ème. Et de fait la première partie est bien exécutée, mais assez banale, sans prise de parti pris véritable; il faut attendre l’intervention surprise et explosive des tutti (et notamment des cuivres dans le choral de la troisième partie) sur le thème qu’on a appelé celui de la catastrophe, qui envahit l’espace sonore et secoue les auditeurs de manière très profonde, très urgente, pour que l’orchestre semble s’engager plus et développer une palette sonore inconnue jusqu’alors et jusqu’à la fin, c’est un festival de couleurs, de taches sonores, presque de pointillisme plutôt chambriste qui fait tout entendre, qui révèle une sorte de lecture impressioniste, qu’on va retrouver dans le Chant de la Terre quelques minutes plus tard. C’est l’adagio qui fera discuter à la fin du concert. Certains l’ont trouvé “classique”, banal, d’autres ont trouvé l’orchestre moins engagé, d’autres enfin ont préféré les
prestations de la semaine précédente. Agitation mélomaniaque de fin de concert.
Le Chant de la Terre est composé de six poèmes traduits du chinois, de plusieurs poètes des VIIIèmes et IXème siècles de notre ère, Li Tai Po (701-762) est l’auteur du premier “Das Trinklied vom Jammer der Erde”, d’une extrême difficulté à chanter, du troisième “Von der Jugend”, du quatrième “Von der Schönheit” et du cinquième “Der Trunkene im Frühling”, Tschang Tsi (765-830?) est l’auteur de “Der Einsame im Herbst” et “Der Abschied”, le dernier poème du cycle est en réalité composé de deux textes différents, proches par le sens, et écrits par deux poètes amis Mong Kao-Yen et Wang Wei dans la même période. Mahler n’a jamais entendu son oeuvre, créé en novembre1911 (il est mort en mai) et celle-ci fait figure de clôture du cycle symphonique et d’adieu à la vie. C’est en effet un mélange de chant et de musique symphonique, même si l’orchestre a un effectif qui est l’un des moins importants de l’univers symphonique de Mahler. Ce qui crée l’univers si particulier du Chant de la Terre et son incroyable succès (jamais démenti, même quand les symphonies étaient peu jouées), c’est ce très particulier et très subtil mélange de joie, de déchirure, de gravité, printemps, automne, et mort cohabitent dans un jeu sonore où l’on entend des thèmes chinois, des sons à la limite de l’atonalité, des mouvements où l’orchestre repend le dessus (Der Abschied), et une sorte de fragmentation sonore en petites pépites, que je lis comme une sorte de pointillisme à la Sisley, mais qui au total produisent une unité profonde. L’utilisation du hautbois (phénoménal Macias Navarro) et de la flûte accentuent fortement à la fois l’écho mélancolique, mais aussi quelquefois la couleur printanière. On oscille sans cesse entre la déchirure et la joie immédiate. Le travail de l’orchestre est proprement ahurissant: il réussit à trouver une voix nouvelle, radiculament différente de ce qu’on avait entendu dans l’adagio, miroite en dizaines de “points” sonores qui s’épanouissent, sans que jamais on ne perde un seul élément de l’ensemble sonore: la harpe magnifique de Marie-Pierre Langlamet est d’une rare présence, les mandolines finales, si souvent étouffées par le reste, apparaissent avec un relief inoui, c’est bouleversant de bout en bout.
Une fois de plus, Abbado fait entendre une oeuvre qu’on croyait connaître et qu’on découvre d’une fraîcheur incroyable où se lisent jeunesse, vigueur, ironie, mélancolie, joie, amertume dans une ténébreuse et profonde unité, dirait Baudelaire. Oui les couleurs et les sons se répondent, oui, ce n’est plus de la musique, c’est un art syncrétique où se mêlent musique, poésie et peinture: jamais je n’ai tant pensé pendant l’exécution phénoménale de Berlin à une lecture “picturale” de l’oeuvre.
A pareil miracle devait correspondre des chanteurs d’exception. Sans l’être, Anne-Sofie Von Otter a la voix sombre qu’il faut (elle n’est pas un alto comme Maureen Forrester par exemple) et il lui manque du volume: la voix est petite, mais elle est tellement bien posée, le texte est tellement bien articulé et dit, la projection est telle qu’on entend tout, et surtout ce chant est d’un raffinement inoui: rien de surchanté, aucune surinterprétation, le texte est dit, là, comme ça, dans sa simplicité, d’une voix presque neutre, et c’est bouleversant. Rien de spectaculaire, rien de maniéré: le texte est dit, et la messe est dite.
Quant à Jonas Kaufmann…on pouvait craindre une voix fatiguée après sa très récente Walkyrie new yorkaise où il était miraculeux, nous l’avons écrit…et ce fut prodigieux.
Le ténor du Chant de la Terre (notamment à cause du premier poème) doit avoir les notes suffisantes et la vaillance requise pour un Heldentenor, pour dominer l’orchestre. Mais une voix de Heldentenor ne convient pas aux autres textes, qui réclament ductilité, souplesse, variété des approches qu’un ténor lyrique peut seul donner. Jonas Kaufmann est à la fois lyrique et dramatique, il a cette qualité rarissime de pouvoir chanter des rôles très différents, et d’avoir une technique de fer et un contrôle vocal presque unique: il sait dominer l’orchestre de manière presque impensable, et en même temps adoucir sa voix jusqu’au murmure, ou lui donner une agilité inattendue. Si le premier poème laisse pantois devant la performance proprement inouie, les autres requièrent plus de lyrisme, et une technique de chant redoutable car on ne doit jamais passer en force, mais tout en souplesse, avec un sens de l’adaptation du son à des contextes sonores très variés Kaufmann se permet tout. C’est unique.C’en est même incroyable. Et d’une stupéfiante beauté.
Après ça, comment voulez-vous que le public berlinois, acquis d’avance, laisse partir les artistes: la salle hurlant, debout, une vingtaine de minutes de rappels, dont deux alors que l’orchestre est parti, et un Claudio rayonnant et détendu.
C’était un concert à ne pas manquer, qui n’a pas déçu les attentes et a provoqué dans le public - dont votre serviteur -, un délire total, une joie indicible, qui s’est prolongée longtemps après dans la soirée et que j’espère, vous pouvez sentir tant l’émotion m’étreint en y repensant. Si vous avez regardé la retransmission d’Arte, je souhaite de tout coeur que vous ayez pu percevoir quelque chose de cette joie profonde et presque mystique qui a saisi le public de Berlin. Il s’est passé là-bas quelque chose de l’ordre du miraculeux et je mesure l’incroyable privilège d’avoir été présent.