le seul blog où l'on ne parle pas de DSK...

Publié le 19 mai 2011 par Dubruel

LE RENDEZ-VOUS

Chapeau dûment épinglé,

Manteau enfilé,

Assise dans son salon,

Madame Jalon

Ne pouvait se décider

A se lever.

Combien de fois pourtant,

Depuis deux ans,

S’était-elle vêtue ainsi

En l’absence de son mari

Pour rejoindre Marson.

En son logis de garçon ?

La pendule qui sonna trois coups

La mit debout.

N’osant poser un lapin,

Elle sortit enfin.

«Il m’attend. Il va s’impatienter.»

Au square de la Trinité,

Un siège incitateur

Lui avait tendu les bras.

«Je me repose un quart d’heure.

Il patientera,

Ce poison

De Marson. »

Là, elle l’avait imaginé

Consultant sa montre,

Pestant contre

Ce retard inopiné,

Marchant à petits pas

Chez lui, là-bas,

Ouvrant la fenêtre,

La porte, peut-être,

N’osant fumer,

-A ce sujet, elle l’avait gendarmé-

Elle s’assit donc, admirant

Les aiguilles qui tournaient au cadran

De l’église. La demie a sonné.

Elle pensa : «autant de gagné ».

Puis elle compta une demi-heure

Pour rallier la rue Mercœur.

Et elle ne se pressera

Nullement. Elle flânera, regardera

Les vitrines. Une heure volée

A un tel rendez-vous,

Qu’est-ce que vous voulez, 

C’est toujours ça, et voilà tout !

Elle trainait comme un poids

Le souvenir insupportable,

Le passé intolérable

Des précédentes fois !

Ce n’était pas aussi douloureux

Qu’une visite

Chez le dentiste,

Mais c’était bien plus ennuyeux !

Elle pérégrinait

Pourtant

Vers cet être embêtant

Qui égrenait

Ses mots de cour

Comme on récite un chapelet.

Elle allait

Sur ce chemin de croix de l’amour

Dont les stations étaient si mièvres !

La nausée lui montait aux lèvres :

Biscuit au gingembre,

Chambre

Volets fermés,

Lumières allumées,

Les « Laissez-moi baiser,

Mon aimée, vos mains,

Jusqu’à demain ! »

Elle en avait assez.

Puis il s’agenouillait devant elle

Dans un mouvement si rituel

Qu’on eut dit un acteur

Jouant pour la centième fois

Le mélodrame d’un mauvais auteur.

Puis, corvée surhumaine,

 Ma foi,

Il fallait chaque semaine

Se dévêtir à la sauvette

Sans aucun secours de soubrette.

Se rhabiller était aussi exaspérant.

Elle aurait giflé l’amant tournicotant

Autour d’elle, gauche, empressé :

-«Permettez… Laissez… »

L’horloge sonnant trois-quarts,

Elle sortit enfin du square.

Elle n’avait pas fait

Dix pas qu’elle tombait

Sur une connaissance

Qui avec aisance

Lui fit mille politesses

Avec charme et justesse :

-«Que n’êtes-vous venue encore

Voir mes collections d’Angkor ? »

-« Mais, cher baron,

Une femme …chez un garçon ! »

-« Comment ! En voilà une erreur !

Visiter une collection de valeur

Chez un homme fréquentable

N’a rien d’inavouable ! »

-« Au fond, vous avez raison. »

-« Alors, venez voir ma collection ? »

-« Oui, mais quand ? »

-« A l’instant ! »

-« Non, je suis pressée, baron. »

-« Allons donc !

Sur l’honneur,

Je vous regarde depuis une heure.»

-« Vous m’espionnez ? »

-« Non, mais convenez

Que vous n’êtes pas très

Pressée.» -« Oh !…pas très… »

Un fiacre passait à les toucher

Le baron cria : « cocher ! »

La voiture s’arrêta. Ouvrant la portière :

-«Veuillez monter, amie très chère. »

Il s’assit auprès d’elle et ordonna :

-« 32 boulevard Masséna ! »

signé Baltha

Y a-t-il quelque chose de plus drôle que le mépris furieux d’un dévot pour un athée, sinon le mépris frénétique d’un athée pour un dévot ?

Guy de Maupassant

Mépris et respect

 Gil Blas

10/3/1885