LE RENDEZ-VOUS
Chapeau dûment épinglé,
Manteau enfilé,
Assise dans son salon,
Madame Jalon
Ne pouvait se décider
A se lever.
Combien de fois pourtant,
Depuis deux ans,
S’était-elle vêtue ainsi
En l’absence de son mari
Pour rejoindre Marson.
En son logis de garçon ?
La pendule qui sonna trois coups
La mit debout.
N’osant poser un lapin,
Elle sortit enfin.
«Il m’attend. Il va s’impatienter.»
Au square de la Trinité,
Un siège incitateur
Lui avait tendu les bras.
«Je me repose un quart d’heure.
Il patientera,
Ce poison
De Marson. »
Là, elle l’avait imaginé
Consultant sa montre,
Pestant contre
Ce retard inopiné,
Marchant à petits pas
Chez lui, là-bas,
Ouvrant la fenêtre,
La porte, peut-être,
N’osant fumer,
-A ce sujet, elle l’avait gendarmé-
Elle s’assit donc, admirant
Les aiguilles qui tournaient au cadran
De l’église. La demie a sonné.
Elle pensa : «autant de gagné ».
Puis elle compta une demi-heure
Pour rallier la rue Mercœur.
Et elle ne se pressera
Nullement. Elle flânera, regardera
Les vitrines. Une heure volée
A un tel rendez-vous,
Qu’est-ce que vous voulez,
C’est toujours ça, et voilà tout !
Elle trainait comme un poids
Le souvenir insupportable,
Le passé intolérable
Des précédentes fois !
Ce n’était pas aussi douloureux
Qu’une visite
Chez le dentiste,
Mais c’était bien plus ennuyeux !
Elle pérégrinait
Pourtant
Vers cet être embêtant
Qui égrenait
Ses mots de cour
Comme on récite un chapelet.
Elle allait
Sur ce chemin de croix de l’amour
Dont les stations étaient si mièvres !
La nausée lui montait aux lèvres :
Biscuit au gingembre,
Chambre
Volets fermés,
Lumières allumées,
Les « Laissez-moi baiser,
Mon aimée, vos mains,
Jusqu’à demain ! »
Elle en avait assez.
Puis il s’agenouillait devant elle
Dans un mouvement si rituel
Qu’on eut dit un acteur
Jouant pour la centième fois
Le mélodrame d’un mauvais auteur.
Puis, corvée surhumaine,
Ma foi,
Il fallait chaque semaine
Se dévêtir à la sauvette
Sans aucun secours de soubrette.
Se rhabiller était aussi exaspérant.
Elle aurait giflé l’amant tournicotant
Autour d’elle, gauche, empressé :
-«Permettez… Laissez… »
L’horloge sonnant trois-quarts,
Elle sortit enfin du square.
Elle n’avait pas fait
Dix pas qu’elle tombait
Sur une connaissance
Qui avec aisance
Lui fit mille politesses
Avec charme et justesse :
-«Que n’êtes-vous venue encore
Voir mes collections d’Angkor ? »
-« Mais, cher baron,
Une femme …chez un garçon ! »
-« Comment ! En voilà une erreur !
Visiter une collection de valeur
Chez un homme fréquentable
N’a rien d’inavouable ! »
-« Au fond, vous avez raison. »
-« Alors, venez voir ma collection ? »
-« Oui, mais quand ? »
-« A l’instant ! »
-« Non, je suis pressée, baron. »
-« Allons donc !
Sur l’honneur,
Je vous regarde depuis une heure.»
-« Vous m’espionnez ? »
-« Non, mais convenez
Que vous n’êtes pas très
Pressée.» -« Oh !…pas très… »
Un fiacre passait à les toucher
Le baron cria : « cocher ! »
La voiture s’arrêta. Ouvrant la portière :
-«Veuillez monter, amie très chère. »
Il s’assit auprès d’elle et ordonna :
-« 32 boulevard Masséna ! »
signé Baltha
Y a-t-il quelque chose de plus drôle que le mépris furieux d’un dévot pour un athée, sinon le mépris frénétique d’un athée pour un dévot ?
Guy de Maupassant
Mépris et respect
Gil Blas
10/3/1885