Maître allemand anonyme,
Vanité au cadran solaire de poche et au rat-de-cave, c.1620 ?
Huile sur bois, 27,5 x 40,5 cm, Francfort, Städel Museum.
Depuis que Lionel Meunier, le directeur artistique de Vox Luminis, avait annoncé, dans un entretien publié ici-même, que le troisième disque de son ensemble serait consacré à des œuvres d’Heinrich Schütz (1585-1672), dont ses fameuses Musikalische Exequien, on guettait avec impatience la parution, chez Ricercar, de cet enregistrement qui verrait se confronter ces jeunes musiciens à quelques-uns de leurs glorieux aînés ayant gravé, eux aussi, ces pièces exigeantes.
Les Musikalische Exequien (« Funérailles musicales », dont cette réalisation reprend l’épellation originale
Musicalische) constituent sans aucun doute un des plus hauts chefs-d’œuvre de la musique baroque septentrionale et, comme le rappelle opportunément le livret très complet signé par
Jérôme Lejeune, une des probables sources d’inspiration d’un des piliers du répertoire romantique, le Deutsches Requiem de Johannes Brahms, créé en 1868. L’œuvre, composée de trois
parties de dimensions différentes entre lesquelles prenaient place les rites propres à la liturgie, a été écrite pour les obsèques d’Heinrich Posthumus von Reuss, mort à Gera le 3 décembre
1635. Il est impossible de déterminer avec certitude si ce prince, qui avait minutieusement organisé ses funérailles, poussant le scrupule jusqu’à veiller à la confection de son cercueil
(reproduit sur la jaquette et dans le livret du disque) comme aux choix des textes destinés à accompagner la cérémonie, en avait passé commande à Schütz avant sa mort ou si c’est sa veuve qui
se tourna vers un compositeur que son époux avait eu maintes fois l’occasion de côtoyer.
La discographie récente des Musikalische Exequien a été marquée par un renouvellement de l’approche d’une œuvre que
deux des réalisations majeures des années 1980, celles de Philippe Herreweghe (Harmonia Mundi, 1987) et de John Eliot Gardiner (Archiv, 1988), avaient inscrite dans une perspective chorale
assez solennelle malgré des effectifs n’excédant pas une vingtaine de chanteurs pour les tutti, soutenus par un instrumentarium limité à quelques cordes frottées (violoncelle ou viole
de gambe, violone) ou pincées (théorbe et, éventuellement, harpe) avec l’orgue, une notable exception à cette esthétique étant constituée par la version très « vénitienne », à mon
sens peu recevable malgré la beauté des voix, de l’ensemble Akadêmia (Pierre Verany, 1999) renforcé par les cornets virtuoses de La Fenice. En 2007, Benoît Haller, à la tête d’une Chapelle
Rhénane réduite à dix chanteurs mais dotée d’un continuo foisonnant (K617), imposait une urgence théâtrale qui rompait avec cet héritage, avant que Manfred Cordes et Weser-Renaissance (CPO,
2010), avec un effectif vocal similaire mais très peu d’instruments (harpe, chitarrone, orgue) livrait sans doute une des versions les plus épurées jamais enregistrées. L’interprétation de Vox
Luminis suit les prescriptions de Schütz en matière de distribution vocale en utilisant douze voix ainsi qu’un continuo se résumant à l’orgue et à une basse d’archet, de viole en l’occurrence.
Ce qui pourrait passer pour une concession à la mode des textures allégées en vogue dans la musique baroque depuis une quinzaine d’années est, en fait, d’une parfaite cohérence avec le contexte
historique de la création des Musikalische Exequien, contemporaines des Kleine geistliche Konzerte publiés en deux parties, la première en 1636, la seconde en 1639, et
partageant sans aucun doute avec eux le même minimalisme né des restrictions imposées par la guerre de Trente Ans, que le compositeur est le premier à déplorer dans les textes qu’il rédige
alors.
Après son très beau disque
Scheidt (Incontournable Passée des arts 2010) et sa contribution remarquée au coffret Réforme et Contre-Réforme, on
attendait beaucoup de la prestation de l’ensemble Vox Luminis (photographie ci-dessous). Elle est, je pèse mes mots, exceptionnelle. Elle s’inscrit au confluent des deux courants interprétatifs
que j’ai mentionnés plus haut, dont elle ne retient que le meilleur ; elle possède la ferveur de la version d’Herreweghe et la tenue de celle de Gardiner sans leur épaisseur ou leur
raideur (écoutez les trois enregistrements à la suite, vous comprendrez), l’exigence expressive de celle de La Chapelle Rhénane sans son caractère trop démonstratif, la luminosité de celle
d’Akadêmia sans son italianisme déplacé, l’intériorité de celle de Weser-Renaissance avec de meilleurs chanteurs. Lionel Meunier et son ensemble trouvent d’emblée le ton juste, la pulsation
idéale, la hauteur de vue idoine pour faire vivre des pièces qui n’ont peut-être jamais sonné avec un sentiment d’évidence aussi frappant. Forts de l’exploration qu’ils ont commencé à effectuer
sur le répertoire de la Renaissance, les musiciens, en s’appuyant sur un tactus qui, sans précipitation ni lenteur excessives, dynamise la musique en usant de très subtiles
fluctuations, offrent une lecture d’une lisibilité exemplaire, d’un naturel confondant et d’une sensibilité bouleversante.
Vox Luminis
* Bernard Foccroulle, orgue
Lionel Meunier, basse & direction
1 CD [durée totale : 55’09”] Ricercar RIC 311. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Ich bin die Auferstehung und das Leben, SWV 464
2. Martin Luther : Mit Fried und Freud ich fahr dahin
3. Musikalische Exequien : Concert in Form einer teutschen Begräbnis-Missa, SWV 279 : Nacket bin ich jusqu’à Herr Gott, heiliger Geist
Illustrations complémentaires :
Maître anonyme XVIIe siècle, Portrait d’Heinrich Posthumus von Reuss, sans date. Huile sur toile, Gera, Stadtmuseum.
Rembrandt Harmenszoon van Rijn (Leyde, 1606-Amsterdam, 1669), Portrait d’un musicien, autrefois considéré comme celui de Schütz, 1633. Huile sur bois, Washington, Corcoran Gallery of Art.
La photographie de l’ensemble Vox Luminis, extraite de son site, est d’Ola Renska.