Passage à l'acte

Publié le 18 mai 2011 par Trinity

Une analyse à laquelle j'ai pensé passé la sidération...

Une mystérieuse autodestruction

| 18.05.11 | 14h26  •  Mis à jour le 18.05.11 | 15h00

Meurtre ou suicide ? L'avenir nous dira si Dominique Strauss-Kahn est victime d'une sordide machination, meurtre symbolique d'un homme au faîte de sa gloire, ou s'il vient de mettre en scène, sous nos yeux ébahis, le spectacle de son autodestruction.

Dans cette deuxième hypothèse, rappelons que la première victime est la personne agressée et que des milliers de femmes sont violées tous les jours par des hommes ordinaires. Mais puisque cet homme n'est justement pas ordinaire, voilà notre cinéma mental encombré de chambres d'hôtel luxueuses où les personnages imposés de la soubrette aguicheuse et du séducteur priapique se côtoient dans la plus grande indécence. Difficile d'imaginer qu'il n'a pas "quelque part" désiré cette chute qui marque le refus d'un destin préconçu.

M. Strauss-Kahn expose depuis toujours un aspect massif, terrien, animal, obnubilé par son bon plaisir, qui se conjugue avec l'intelligence aiguë, le raffinement, le souci de l'autre et la délicatesse d'esprit. Il incarne au mieux le déchirement de l'homme contemporain écartelé entre la soif d'une jouissance immédiate et l'ambition démesurée de se construire un destin.

L'épisode de la Porsche avait résonné comme un premier coup d'essai hésitant. Puis le monde entier a assisté à un passage à l'acte, ce qui, pour nous, n'est jamais totalement insensé. Ces actes, ces gestes, ces écarts de langage semblent surgir du plus profond de nous, et ils nous "agissent" davantage que nous ne les agissons. Passer brillamment des examens ou des entretiens d'embauche et ne pas se réveiller pour l'ultime épreuve, vivre dans l'adoration d'un être aimé et le trahir à l'acmé de la relation, commettre une infraction en face des forces de l'ordre ou donner un coup de boule quelques secondes avant la fin du match…

Nous pressentons que ces actes ont un sens profond, caché, mystérieux qui nous dépasse et que nous tentons désespérément de déchiffrer. Ils disent notre ambivalence fondamentale entre la volonté de construire, d'aimer, de devenir et celle plus sournoise de renouer avec le pulsionnel, l'infantile, l'inanimé. Lorsque cette volonté de s'élever ne parvient plus à colmater les failles qu'elle tente de dissimuler survient alors un mouvement qui fascine, car il est tapi au plus profond de nous, un narcissisme de mort qui vise à notre propre anéantissement. Toutes ces conduites autodestructrices qui nous sont aujourd'hui familières s'appuient sur cette dualité. Eros et Thanatos : l'amour, l'estime, la confiance qui semblent aller de soi sont contrariés de toutes parts.

Ces forces telluriques qui nous habitent se nourrissent d'une mythologie intime où se côtoient Icare et Œdipe, Caïn et Antigone, et tous ces héros dépassés par un destin marqué par la gloire et la chute, parfois la résurrection. Ils incarnent l'hybris, la toute-puissance, les désirs incestueux, la rivalité fraternelle et parfois un simple mortel se targue de les représenter. Zinédine Zidane a pu, en son temps, commettre un acte qui allait transformer sa vie en épopée.

NE PAS TOUT MÉLANGER

Chacun sait à quel point l'exercice du pouvoir galvanise la capacité de séduction et décuple les pulsions sexuelles. Mais mettons-nous en garde de ne pas tout mélanger, pouvoir, séduction, addiction sexuelle et viol. La volonté de séduire et de jouir, le donjuanisme ou le complexe de Casanova se conjuguent rarement avec l'agression sexuelle.

Plus que tout autre, notre actuel président, autre grand jouisseur devant l'Eternel, avait fait les frais de la privatisation de l'espace public et de la politisation de l'espace privé, créant une spirale infernale propice à la narcissisation. Les droits revendiqués renvoient de plus en plus au bonheur personnel, à la reconnaissance morale, à la gratification sexuelle, au salut de l'âme, pendant que les caractéristiques personnelles des politiques, leur sexe, leur identité, leurs sentiments, leurs émotions, l'emportent sur toute autre considération dans l'engagement public.

Les hommes et les femmes politiques sont devenus, à leur corps défendant, des idoles qui cristallisent nos espoirs et nos attentes, qui nous incarnent et nous rassemblent. Leur vie prend des allures de destin, et cette traversée du fantasme qui les mène aux sommets du pouvoir peut provoquer bien des dégâts. Le suicide new-yorkais de celui qu'on annonçait comme le successeur de Nicolas Sarkozy ne sonnerait alors pas seulement comme un renoncement, mais comme la tentative désespérée de se sauver lui-même.

Serge Hefez est l'auteur de Toi, moi et l'amour (Bréal, 264 p., 21 €).

Serge Hefez, psychanalyste

Article paru dans l'édition du 19.05.11