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« Tout l'univers qui se met à retentir et à résonner » - POUR LE CENTENAIRE DE LA MORT DE GUSTAV MAHLER (18 MAI 1911) par Pierre Pigot
Par Fric Frac Club
« Denken Sie sich, dass das Universum zu tönen und zu klingen beginnt »
(Mahler à propos de sa Huitième symphonie)
S'il existe, quelque part dans l'œuvre de Mahler, une clé qui nous permettrait de revisiter toute cette musique, à la fois si magnifique et si étrange, sous un grand signe rétrospectif, on peut se demander si ce n'est pas dans la déroutante conclusion de la Septième symphonie qu'il nous serait, à rebours de toute intuition, le plus probable de la découvrir. Ce Rondo-Finale, 17 minutes invraisemblables qui font encore dresser des points d'interrogation hagards au-dessus des crânes de critiques et de chefs d'orchestres, est un comme un stress test pour les conductors qui s'affrontent à ce « Chant de la Nuit » : il y a ceux qui s'en sortent en habitant ces enthousiasmantes montagnes russes d'une inventivité et d'une implication qu'il s'agit de maintenir constante, et ceux qui renonçent à toute tentative d'explication et se contentent de battre la mesure en espérant, so bored, que ce gâchis de notes superflues se termine au plus vite (comme c'est le cas de celui que les musiciens new-yorkais surnommaient « French Computer » dans les années 70). Mais comment délimiter un discours dans une musique qui semble si radicalement refuser toute idée de cohérence ? Un critique américain s'écriait encore il y a peu, à propos de ce morceau précisément : « on croirait entendre un type qui essaye à tout prix de se rappeler comment sonne l'ouverture des Maîtres chanteurs, et qui n'y arrive pas – mais alors, vraiment pas ! ». Les fanfares wagnériennes sont omniprésentes dans le morceau, en effet – mais elles y sont surtout méconnaissables. C'est comme si la musique traversait, dans une fête foraine, le hall des miroirs déformants (un traitement que plus tard Ravel fera subir, avec bien plus de cruauté élégante, à la valse viennoise). Tout commence par l'instrument le moins mélodique, le moins séduisant qui soit, la timbale ; puis c'est comme si tout l'orchestre se cabrait tel un cheval hennissant, et alors se met en branle le défilé à la fois le plus joyeux et le plus cauchemardesque de matériaux musicaux qui aient jamais été collés ensemble dans une symphonie : choraux de cuivres tronqués, chants d'oiseaux qui planent et radotent, marches militaires au rabais ; appels de vents, couacs volontaires, dissonnances déplacées ; interruptions, coqs-à-l'âne, virages à 90° ; menuets désuets, ironiques ou inquiétants, frôlant le jingle de manège ou de vendeur de glaces, glissandi acrobatiques ; moments de panique absolue (plus de capitaine à bord !), sauts de kangourous, hystérie collective ; brefs moments de triomphe aussitôt contredits par de nouvelles poussées d'incertitude chaotique ou d'angoisse, ligne de fuite livée à l'entropie, dégringolades dignes d'une descente de toboggan aquatique. Pas difficile de comprendre pourquoi il fallut en 1905, pour la première à Prague, pas moins de 24 répétitions (un nombre digne du Guiness Book of Records) avant que tout ne semble prêt aux yeux du démiurge… Les triomphants accords finaux, qui trouveront pleinement à s'exprimer dans la monumentale Huitième (qu'Adorno détestait), n'auront pas le dernier mot : c'est un dernier clapet, sec et dérangeant, qui s'occupe de nous signifier, à la dernière seconde, d'essayer seulement « d'avaler ça ». Quelle mini-exégèse de Mahler faut-il suivre ? « La pleine lumière du jour », parole officielle, ou bien le plus obscur « Was kostet die Welt ? » (littéralement « combien coûte le monde ? », soit « tout a un prix ! ») ? La réponse n'appartient qu'à l'auditeur : il peut la moduler, la complexifier – mais la clé, si c'est ici qu'elle révèle particulièrement sa présence, n'en apparaît pas pour autant plus clairement, se laissant deviner, allusive, encore plus secrète.
Mahler est un peintre et un romancier : il jette les instruments dans des explosions ou des aplats de couleurs dignes de Kandinsky, et déroule le fil de longs récits ambitieux où l'auditeur prend la place du Héros symphonique auquel le compositeur accorde la grâce ou la malédiction. La Troisième est un grand roman cosmique, qui nous immerge d'abord dans la Nature indifférente, hautaine, dure et monumentale, traversée par le cortège primal de Pan, puis habitée par les chants d'oiseaux et les ritournelles de la Vie, jusqu'à ce que dans un grand cri discordant l'Homme fasse son apparition ; après avoir traversé la Nuit profonde du doute (Nietzsche), il sera enfin accordé à ce même Homme la joie sans mélange des voies célestes (douce innocence du chœur d'enfants chantant « Bim ! Bam ! » à l'imitation des cloches), jusqu'au longuissime et everchanging adagio de sa Rédemption accomplie. Peintre, Mahler est un maître des formes, qui sait donner aux instruments bizarres ou exotiques la place où, comme un peintre chinois sait exactement juger de la valeur d'un trait en apparence anodin à un endroit bien précis, ils viendront de par leur fulgurance discordante propulser la musique en perpétuelle métamorphose dans une nouvelle dimension : c'est le fouet de la Deuxième qui claque impitoyablement le long de la folle ligne de fuite ; ce sont les grelots de la Quatrième qui teintent l'innocence d'une pointe d'inquiétude ; ce sont dans la Sixième le funeste marteau (en réalité une grande masse de bois qu'on frappe sur une caisse du même matériau) qui par trois fois tente de trancher le fil de la vie, ou dans le Chant de la Terre la mandoline qui exprime le dernier salut de l'existence avant l'extinction finale du plus bouleversant des adieux. Mahler a introduit dans la musique le sarcasme et le grincement sinistre, il a transformé le violon solo de Bach (voix de l'âme humaine montant vers Dieu) en danse macabre ou en ritournelle de spectre ; et des cloches de vache, les fameuses Herdenglocken, qui selon lui exprimaient « le dernier salut de la Terre avant de pénétrer dans la solitude lointaine des sommets rocheux », il a arraché l'aspect mimétique pour n'en conserver que la troublante sonorité, familière et pourtant énigmatique : c'est ce que Richard Strauss n'aura pas compris quand, dans sa rutilante Alpensinfonie (Symphonie Alpestre, 1915), ses cloches de vaches, utilisées de manière purement illustrative, ne réussiront à sonner que comme de pittoresques caméos de ruminants bavarois guettant d'un œil apathique le randonneur local imbibé de bière. On glose beaucoup trop sur les effectifs éléphantesques que réclament les œuvres mahlériennes (cf. les fameux 1000 interprètes de la Huitième) : c'est en réalité masquer l'extraordinaire génie d'orchestrateur de Mahler, ce don pour fluidifier, doser, faire se chevaucher plusieurs lignes parallèles sans qu'elles mordent l'une sur l'autre, les laissant se compléter, réserver des forces pour plus tard, ne pas tout donner d'un coup, clarifier et déployer dans le même élargissement de l'horizon d'attente de l'auditeur, équilibre précaire mais toujours maîtrisé. Dans la Quatrième, si lumineusement économe dans son écriture, il n'y a qu'un seul véritable tutti où l'orchestre donne tout entier sa mesure – mais c'est justement pour souligner le moment où, dans le récit de cette symphonie, les Portes du Paradis s'ouvrent soudainement pour enfin nous laisser entrer dans un royaume d'innocence et de joie qui, bien qu'encore teinté de brèves angoisses, nous conduira tout droit jusqu'à la félicité apaisée (« les voix angéliques ravivent nos sens – et tout s'éveille à la joie »).
L'un des plus beaux moments dans la Flûte Enchantée (Mahler, si l'on en croit sa femme Alma, aurait murmuré « Mozart ! » comme dernier mot sur son lit de mort), est peut-être, vers la fin de l'opéra, celui où Tamino et Tamina traversent ensemble les épreuves maçonniques du feu et de l'eau. Les deux amants, enfin réunis après tant d'avanies, joignent leurs deux voix dans un bref mais émouvant duo, ample chant de confiance amoureuse et d'espérance fragile, encadré par deux passages orchestraux d'une simplicité presque désarmante (typique de la « seconde naïveté » qu'Alfred Einstein a reconnue dans le Mozart des dernières années) : une timbale, quelques vents en accords soulignants, et planant au-dessus, la flûte de Tamino, mélodie touchante dont la douce mélancolie est la seule arme qui permette de s'aventurer à travers les épreuves, jusqu'à l'accueil triomphant du chœur des prêtres en coulisses. (Dans sa version filmée, Ingmar Bergman a merveilleusement rendu la grâce magique de ce moment si stratégique.) C'est, transposée dans notre regard, une sorte d'ordalie éthique que Mozart a mise en musique : lutte incessante contre la ténèbre qui veut nous détruire, apprentissage de l'amour ou de la solidarité, entr'aperçu de la victoire qui peut nous être accordée si nous nous en montrons dignes par notre attitude ou notre travail. De même, si la musique de Mahler a un tel effet sur ses auditeurs, c'est sans doute parce qu'elle exprime mieux qu'aucune autre, dans son acceptation des affects les plus obscurs ou les plus joyeux, entre joie céleste et sombre abîme, les conflits intérieurs qui sans cesse nous déchirent, notre propre oscillation quotidienne entre ce qui s'acharne à nous détruire, à nous empêcher dans nos puissances, et ce que nous nous savons nous-mêmes capables de créer sous le regard bienveillant de la joie. Plongés dans les univers terrestres, affectifs ou cosmiques de Mahler, nous ne sommes plus capturés par le tragique grandiose de Wagner ou les tautologies hypnotiques de Bruckner, les deux modèles que Mahler a dû exorciser de toutes ses forces en jouant dès le départ la marge et le décalé. L'homme que tout le monde admirait comme chef d'orchestre mais qui ne parvenait pas à s'imposer comme compositeur, fut après tout toujours minoritaire : morave, juif et pauvre, là où tous ses modèles et ses adversaires étaient viennois, catholiques et aisés. Il le disait lui-même : sa musique était la transformation de ses épreuves, de ses souffrances, des joies et des peines qu'il avait affrontées, parfois douloureusement surmontées, et qui venaient se fondre dans le grand creuset d'une conscience philosophique du cosmos et de la condition humaine.
Et ainsi sous ce signe, toute l'œuvre de Mahler n'est peut-être qu'une perpétuelle retraversée des ténèbres, celles de la nuit aussi bien que celles de l'existence. Chaque symphonie est comme le retournement dialectique de celle qui l'a précédée, cheminement accidenté, tortueux, aussi peuplé de gouffres et de terreurs que de comètes et de galaxies. Le conflit des instruments, qui reproduit métaphoriquement celui des forces cosmiques et des antagonismes humains, reproduit à chaque nouvelle symphonie pour l'Homme ce combat dont il ne peut jamais être assuré de sortir vainqueur. La plupart du temps, les forces de vie ont le dernier mot, parfois in extremis – car Mahler, à rebours de tous les clichés morbides qui ont pu lui être rattachés au cours de ce siècle (et à ce sujet, on ne dit pas merci au Visconti de Mort à Venise), était un homme uniquement préoccupé de vie, d'une vie intense, follement ambitieuse, qui cherchait à repousser sans cesse ses limites, une vie toujours en expansion, débordant sa propre nature d'une manière qui ne pouvait être exprimée que dans le propre débordement des carcans symphoniques – mais d'une vie qu'il savait aussi toujours menacée du précipice qu'elle borde en permanence, fragile, condamnée, jamais certaine que la Terre, comme à la fin de Das Lied von der Erde, se teinte de bleu dans le lointain de l'éternité. Une fois, une seule, le héros musical de Mahler a succombé aux coups de marteau répétés du nihilisme, dans la conclusion sèche et désespérée de la Sixième. Mais si la Septième qui l'a suivie est un long extirpement de la gangue ténébreuse dont il s'agissait pour ce héros de resurgir, depuis les grondements des forces chtoniques aux tourbillons spectraux et discordants en passant par deux « musiques nocturnes » où l'allègre le dispute constamment aux interventions de l'angst viennois, alors ne nous serait-il pas possible de considérer ce Rondo-Finale comme une épreuve finale, celle où la musique, après avoir traversé tous les stades de son désenténèbrement, ne se verrait plus confrontée qu'au seul déploiement incontrôlé de ses forces en délire ? Si jusqu'à présent, avec les critiques, nous avons parlé à son propos d'ironie, d'ambiguïté, de parole absconse vide de tout sens réel, c'est peut-être que nous avions manqué, dans cet absence supposée de but, le véritable fait que le but était accompli, c'est-à-dire que la musique ne se préoccupait plus que d'elle-même, de sa propre folie créatrice affranchie de toutes les normes et politesses de la tradition germanique. « Mon temps viendra », disait Mahler – ce qui, il faut quand même le dire, ne pèche pas par modestie. Et pourtant, si son temps est bien venu, 100 ans après sa mort intervenue trop tôt, il nous reste encore, même après avoir tout entendu, à tout écouter une fois de plus, inlassablement. Mahler est différence et répétition, comme dirait Deleuze. Laissons le dernier mot à James Joyce : « Attention ! Chut ! Pays des échos ! ».
Illustrations : Gustav Mahler et sa femme Alma en promenade à Toblach, dans les montagnes du Sud-Tyrol, été 1909 ; Vassily Kandinsky, Tableau à la tache rouge, 1914, coll. Centre Pompidou, Paris ; le "marteau" conçu par Mahler pour sa Sixième symphonie ; la tombe de Mahler au cimetière de Grinzig, à Vienne.