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Préface de Jacques Garello
En tout cas, la découverte théorique la plus controversée, hier comme aujourd’hui. Aujourd’hui, les débats autour de la loi de Say ont repris avec la percée spectaculaire des supply siders, ces économistes qui voient l’origine des déséquilibres (et en particulier du chômage) dans les dysfonctionnements de l’offre, dans une désorganisation de la production. Ces gens qui regardent « du côté de l’offre » ont combattu avec succès ceux qui regardaient « du côté de la demande », dont le chef de file a été Keynes : les déséquilibres et le chômage s’expliqueraient ici par l’insuffisance des débouchés, la léthargie des dépenses de consommation et d’investissement – que seule pourrait compenser une relance par les dépenses publiques. L’économie de l’offre est dans la tradition de Say, l’économie de la demande dans celle de Malthus.
Car le débat autour de la loi des débouchés a été âpre et long entre Say et Malthus et a dominé, voire effacé, toutes les autres discussions économiques durant la première moitié du XIXe siècle. Près de soixante ans de désaccord sur l’idée majeure de Say : il ne peut y avoir de « surabondance générale ».
Face au progrès économique qui s’accélère en ce début de XIXe siècle, face à l’avancée rapide de l’industrie et de ses techniques, certains sont craintifs et pensent que la machine économique va s’affoler. La grande question, pour les gens de cette époque, est celle que pose Say tout à fait au début de son œuvre : « Comment est-il possible que l’on puisse acheter et vendre aujourd’hui en France cinq ou six fois la quantité de marchandises achetées et vendues à l’époque misérable de Charles VI ? »
Et la réponse de Say est d’un optimisme qui veut rassurer, mais qui n’éveille souvent que le doute chez ses contemporains, confrontés à ce que l’on appelle déjà « la crise ». Say ne croit pas qu’il y ait une limite A la croissance économique, et fustige les prophètes de malheur, comme Malthus, qui craignent en permanence une crise de surproduction, une croissance trop rapide et trop désordonnée, qui dégénère en « surabondance générale ».
Le même débat oppose aujourd’hui la prospective des néo-malthusiens (dont la plus célèbre a été celle du Club de Rome dans les années 60), toujours empreinte de catastrophisme, et la tranquille assurance des descendants de Say, qui font confiance à l’homme et à son aptitude à maîtriser durablement la croissance économique.
Le moindre paradoxe n’est pas que la redécouverte de Jean-Baptiste Say et de la loi des débouchés nous vienne des Etats-Unis, et qu’un économiste américain au talent immense, Thomas Sowell, nous explique le contenu et la place de la loi de Say dans la science économique.
Avec Frédéric Bastiat, Alexis de Tocqueville, Benjamin Constant, les intellectuels américains savent ce qu’ils doivent à la pensée française dans le domaine des sciences sociales, en particulier lorsqu’il s’agit de défendre et de promouvoir les idées de la liberté. Les Français, pour leur part, ne savent plus qui sont ces grands ancêtres, et ce que la théorie contemporaine leur doit. Faut-il s’en étonner ?
Dans ce beau pays de France, voilà des lustres que l’histoire de la pensée (quand ce n’est pas l’histoire des faits) est bannie des recherches académiques et des programmes universitaires. Les intellectuels français, et singulièrement les économistes, sont devenus incultes, et sans doute à leurs dépens. Sevrés de toute référence à la tradition scientifique, philosophique, ils versent dans l’adoxalisme, se réclament d’un « pragmatisme » irréaliste et d’une « objectivité » fallacieuse.
Le livre de Thomas Sowell vient à point nommé enrayer ce processus d’acculturation. C’est un grand livre d’histoire de la pensée économique et sociale, qui couvre la période allant de 1803 à 1971. La loi de Say est une excellente grille de lecture de tous les grands auteurs : tous, successivement, se sont situés par référence à la loi de Say. Dans la lignée de Say nous trouvons Ricardo, John Stuart Mill qui nous mènent jusqu’à Hayek et aux supply siders ; dans la famille Malthus nous rencontrons Sismondi, Marx et l’héritier le plus brillant : Keynes. Les uns croient à la loi des débouchés et nient une crise générale et durable, les autres refusent la loi et prévoient quelque forme permanente de déséquilibre global dans les économies de marché et de libre entreprise.
A vrai dire, je schématise, et la présentation de Thomas Sowell est bien plus fine que cette dichotomie le laisserait supposer. Thomas Sowell montre bien que tous ces auteurs, à commencer par Say lui-même, ont eu des hésitations, parfois même des revirements (ou des incohérences). Et il excelle dans l’art de faire la part des choses, et de ne trahir personne. Ainsi, par exemple, Sismondi et Marx, maîtres à penser des socialistes, sont-ils éclairés d’un jour nouveau, qui les rend sans doute plus « authentiques » (et, si je peux porter un jugement de valeur, plus sympathiques). A l’inverse, John Stuart Mill ne sort pas grandi de cette revue des troupes, ni Keynes d’ailleurs. Et c’est aussi une bonne initiative de ressusciter des auteurs qui auraient mérité plus d’attention, plus de renommée aussi, comme Chalmers, Lauderdale, Scrope, Blake, Torres, Hobson.
C’est que Thomas Sowell, l’instar de son maître Fr. Hayek, est un érudit, un chercheur qui a accumulé des milliers de fiches de lecture. Il n’admet pas les comptes-rendus de deuxième main, chaque auteur est lu et cité dans son texte, sans intermédiaire ni ouï-dire. Il s’oblige la rigueur de l’historien et a la logique de l’économiste.
Pour nous Français, et particulièrement universitaires français, voici une occasion irremplaçable de meubler notre réflexion par une accumulation complète et fidèle de connaissances historiques de la plus haute valeur. Pour cette première raison, je ne saurais trop recommander la lecture de cet ouvrage.
Il y a, a mon sens, une deuxième raison qui rend cet ouvrage captivant. C’est le sujet, c’est la loi des débouchés elle-même.
Thomas Sowell la discute dans ses diverses dimensions.
Une dimension réelle d’abord. C’est la plus évidente, la plus célèbre : Say a voulu démontrer les principes d’un équilibrage spontané des flux réels ; production, répartition et consommation s’articulent naturellement.
Cependant, une présentation trop simplifiée de cet équilibrage (je ne dis pas équilibre, très volontairement) nous porterait à conclure que Say aurait naïvement professé que l’économie se trouverait en état d’équilibre immédiat et général pour toute valeur de la production globale.
Thomas Sowell montre bien que parmi les détracteurs de Say, comme parmi ses partisans, une telle vision des phénomènes réels a souvent prévalu. On ne peut en fait comprendre ce qu’a voulu dire (et a réellement dit) Jean-Baptiste Say qu’en se référant l’idée d’Adam Smith (si ce n’est de James Mill) qu’il ne peut y avoir de débouché, c’est-à-dire de revenu ou de pouvoir d’achat, que s’il y a eu acte productif, création de richesses réelles (biens et services) par l’activité des individus.
Mieux : les individus « entrent en économie » seulement par l’acte productif. Cela signifie que tant que les hommes n’éprouvent pas le besoin de créer et de produire pour satisfaire leur besoin, il n’y a aucun acte économique véritable. Eprouver un besoin de consommer est économiquement indifférent ; l’économie commence quand l’individu songe satisfaire son besoin de consommer en utilisant un moyen infaillible : créer.
« On ne dépense jamais que l’argent qu’on a gagné » est un bon résumé de cette approche. Mais cela signifie-t-il pour autant que l’on dépense tout l’argent qu’on a gagné ?
C’est ici que la loi de Say prend une dimension monétaire, et que la controverse avec Malthus se fait âpre. Malthus incrimine l’épargne comme source de « surabondance ».
Say lui répond que l’épargne d’aujourd’hui deviendra la dépense de demain et que si les flux d’épargne sont stables d’une période l’autre il n’y a aucun déséquilibre à craindre : la « fuite » d’épargne hors d’un circuit n’en est pas une. Et, dit-il, comment la fonction d’épargne ne serait-elle pas stable en proportion des flux réels ? La monnaie ne saurait avoir aux yeux de J.-B. Say une valeur en elle-même, elle n’est qu’un droit de créance généralisé né d’un apport productif, et son destin est de se transformer en biens et services réels. Née de la réalité, la monnaie retourne à la réalité : c’est encore un autre sens de la loi des débouchés, c’est la croyance que la monnaie n’est qu’un « voile » qui masque les flux réels.
Un tel mépris pour la monnaie ne surprendra pas. A la différence de David Ricardo, J.-B. Say n’est ni un banquier ni un financier, toute sa culture est entrepreneuriale. Sa méconnaissance nuit-elle à la validité de la loi des débouchés ? Peut-on admettre que les déséquilibres monétaires ne soient jamais sources de déséquilibres réels, capables même de déclencher une crise générale ?
En fait, il manquait sans doute Jean-Baptiste Say une référence aux conditions institutionnelles dans lesquelles la monnaie est produite et circule. La véritable réponse à ce problème des relations entre secteurs réel et monétaire de l’économie n’est-elle pas dans les institutions ? C’est un Français (en voici donc un autre !) qui le premier avancera une thèse qui me paraît rendre parfaitement compte des faits du XIXe siècle, et qui fournira une bonne explication des crises « générales ». Ce Français est Coquelin, qui observera simplement qu’il n’y a de crise générale que dans les pays où la monnaie a été placée sous l’autorité d’une banque centrale, et a échappé peu à peu à une logique marchande pour obéir à un processus politique. Centralisation et nationalisation de la monnaie sont donc les seules causes de crises économiques que l’on pourrait complètement éliminer si on respectait la mécanique naturelle des échanges réels. On retrouve ainsi la fameuse boutade de Friedman : « Rien n’est moins important que la monnaie… quand elle est bien gérée ». C’est pour avoir cru, assez naïvement, que la monnaie était toujours bien gérée, que J.-B. Say n’a pas cru à la possibilité de crise économique. Evidemment, nous lui concéderons que ces crises n’ont rien de réel dans leur origine, mais J.-B. Say est mal fondé à nier l’évidence : les manipulations monétaires perturbent la loi des débouchés.
Voilà un aspect du problème que Thomas Sowell évoque dans son livre, mais sans doute pas autant qu’il le faudrait.
Sa fidélité au texte et à la pensée de J.-B. Say lui a sans doute interdit d’« enrichir » la loi des débouchés d’une clause sur les institutions monétaires. F. Hayek, ses projets de dénationalisation de la monnaie et les partisans actuels du free banking ont comblé cette lacune, et ont heureusement complété l’architecture de la loi de Say.
Pourtant, Thomas Sowell a évoqué une troisième dimension de la loi de Say, qui aurait pu l’amener à ces considérations institutionnelles : c’est ce que j’appellerai la dimension informationnelle de la loi de Say. C’est sans doute la dimension la plus discrète, mais aussi, je crois, la plus moderne et la plus profonde. Th. Sowell rappelle à juste titre qu’en bon économiste et en entrepreneur averti Jean-Baptiste Say n’a jamais nié la possibilité de crises partielles et passagères de surproduction. Il savait qu’une entreprise ou un secteur d’activité n’est jamais assuré d’écouler toute sa production : il faut que la clientèle suive. Que se passe-t-il si ce n’est pas le cas ? « Une surabondance ne peut exister que si une trop grande quantité de moyens de production est utilisée pour produire une catégorie de marchandises… si les moyens manquent pour une marchandise, ils sont surabondants pour une autre marchandise ». 11 y a donc la possibilité d’un déséquilibre. Il peut y avoir « dépression dans le secteur des ventes », qui provient « non d’une surabondance, mais d’un mauvais usage des moyens de production ».
Voilà, me semble-t-il, le cœur de la pensée de Say. Il ne propose pas un schéma d’équilibre global macroéconomique, et c’est à tort que Malthus se situera sur ce terrain du circuit global. Il propose bien plutôt un processus d’équilibrage général fait d’une série de désajustements micro-économiques sans cesse rattrapés par des entrepreneurs informés par les indications du marché. Celui-ci fait apparaître simultanément des pénuries dans un endroit, des excédents dans un autre : l’effort productif n’est pas réparti comme il le faudrait pour rencontrer les désirs des acheteurs, pour avoir de vrais débouchés.
L’approche de J.-B. Say est donc bien plus micro-économique que macro, et bien plus qualitative que quantitative. C’est donc une erreur de situer J.-B. Say dans une logique d’équilibre global. Parce que J.-B. Say croit davantage à l’équilibrage qu’à l’équilibre (ce qui signifie qu’une fois un équilibre partiel atteint un autre déséquilibre apparaîtra sans doute, dans un processus dynamique). Parce que J.-B. Say croit davantage à la répartition qu’à la masse. On peut apprécier le réalisme de J.-B. Say par comparaison avec l’utopisme de Keynes qui, pour construire sa « courbe du prix de l’offre globale », a besoin de supposer que toutes les entreprises de tous les secteurs de l’économie connaissent une croissance équivalente de leurs marchés, de sorte que la demande globale se répartit « équitablement » entre tous les producteurs. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que Keynes ait complètement négligé « l’économie de l’offre », puisque le propre de l’offre, la mission du producteur, est avant tout de s’adapter aux conditions changeantes du marché.
Là où Say parle de qualité, d’adaptation, de réaffectation des ressources, Keynes parlera de quantité, et figera les fonctions de production.
C’est ici que le lien avec les institutions monétaires devient évident.
Comment se fait-il en effet que le mécanisme de rééquilibrage permanent suggéré par la loi de Say ne joue pas en toutes circonstances, de sorte qu’on pourrait subir une crise « générale » ? Si les entrepreneurs se dispensent de l’impératif de « réaffectation des ressources rares », c’est parce qu’ils y sont incités par une politique monétaire maladroite. On continue à gaspiller du capital et de la main-d’œuvre là où ils sont en excédent, et les facteurs de production manquent dans des activités en plein développement, parce qu’une politique d’argent facile protège les producteurs contre les rigueurs du marché et de la concurrence. Dès lors, comme Hayek l’a démontré, les « prix relatifs », ces signaux indispensables à la réaffectation des ressources, ne remplissent plus leur office. On produit ce qui ne se vend pas, et on ne produit pas ce qui se vend : c’est le « mal-investissement » dénoncé par Hayek comme responsable des cycles économiques.
La politique monétaire a dispensé les producteurs de « varier les produits », c’est-à-dire en termes contemporains d’avoir des stratégies de diversification et de mobilité. L’offre devient alors complètement inélastique (et par voie de conséquence, l’hypothèse keynésienne d’une économie marchant « d’un seul pas » devient plausible !).
Je suppose que Th. Sowell adhérera à. cette dernière version de la loi de Say. En effet, entre son étude de Say (terminée il y a vingt ans) et ses écrits actuels, Th. Sowell a énormément investi dans ses recherches sur la théorie de la connaissance et de l’information. Passé maître dans l’art de présenter l’économie de marché comme un processus cognitif (un thème très « hayekien », mais que Sowell a approfondi et enrichi), il conviendra sans peine que le grand mérite de J.-B. Say aura été d’expliquer que l’équilibre macroéconomique n’a aucune vertu informative, et que le traitement permanent de l’information marchande par les entreprises conduit au contraire un rééquilibrage permanent. Comme il n’y a pas de cesse dans le flux d’information, il ne saurait y avoir d’équilibre permanent des flux réels. Il y a en permanence un processus dynamique de rééquilibrage des flux réels, pour peu que les flux monétaires ne diffusent pas de fausses informations et de faux droits. Sans doute une version plus moderne de la loi des débouchés consisterait-elle à la formuler ainsi : des informations s’échangent contre des informations. Et Jean-Baptiste Say serait sans doute d’accord !