L'affaire Bettencourt est décidemment une source de questionnements intarissable pour les magistrats.
Encore une fois, elle a offert l'occasion à la Cour de Cassation de se prononcer sur les rapports entre les droits de la presse et ceux des personnes privées qui se retrouvent (parfois) malgré elles sous les projecteurs.
Dans le cadre de la fameuse affaire qui a opposé l'héritière de L'Oréal à sa fille au sujet des prétendus abus de faiblesse commis par François-Marie Banier à l'encontre de la milliardaire, l'hebdomadaire Le Point avait publié dans son édition du 4 février 2010, les procès-verbaux d'auditions de quatre témoins entendus dans le cadre d'une enquête préliminaire diligentée par le parquet de Nanterre sous le titre " Exclusif : les femmes qui accusent ".
Il s'agissait en effet des témoignages de personnes travaillant pour Madame Bettencourt.
Cette dernière avait porté l'affaire devant les tribunaux, estimant que l'article publié lui causait un trouble manifestement illicite car il portait atteinte à sa vie privée et à son image ainsi qu'à ses droits de partie civile constituée dans la procédure pour abus de faiblesse engagée contre Monsieur Banier.
En effet, Madame Bettencourt jugeait que cette publication donnait d'elle l'image d'une femme affaiblie et manipulable.
Il s'agissait donc de savoir si de tels procès-verbaux pouvaient relever de l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881 qui constitue une limite à la liberté d'expression.
Rappelons que la liberté d'expression est un droit fondamental posé à l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.
Cependant, elle peut faire l'objet de restrictions lorsque celles-ci sont prévues par la loi et ont pour but la protection de la réputation et des droits d'autrui, ou bien lorsqu'elles permettent de garantir l'autorité ou l'impartialité de la justice.
Ainsi, l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881 restreint la liberté d'expression dans les articles de presse. Ce texte interdit de publier des actes de procédure criminelle ou correctionnelle avant qu'ils aient été lus en audience publique, sous peine d'une amende de 3 750 euros.
Dès lors, il convient d'arbitrer entre le droit d'une personne au respect de sa vie privée et de son image et le droit à la liberté d'expression ainsi que le droit du public à être informé des évènements d'actualité ou d'intérêt général.
La publication litigieuse constitue un trouble illicite.
En l'espèce, les juridictions du fond avaient considéré que la publication litigieuse constituait une violation de l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881 et un trouble illicite, indépendamment du contenu de l'information ainsi publiée, en raison de la présence de larges extraits des auditions sur plusieurs pages du célèbre hebdomadaire.
Ils avaient en conséquence alloué à Madame Bettencourt une indemnité provisionnelle de 10 000 euros en réparation de son préjudice moral.
Il appartenait donc à la Haute juridiction de déterminer si les procès-verbaux d'audition de témoins issus d'une enquête préliminaire terminée par un classement sans suite constituent des actes de procédure correctionnelle au sens de l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881 dont les dispositions sont d'interprétation stricte.
La Première Chambre Civile de la Cour de cassation, dans son arrêt du 28 avril 2011, a répondu par l'affirmative.
Elle a confirmé la décision prise par la Cour d'Appel de Paris le 19 mars 2010 et affirmé que les actes dressés par les services de police au cours d'une enquête, quand bien même il ne s'agirait que d'une enquête préliminaire, sont des actes de procédure au sens de l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881.
Par conséquent, la publication en elle-même de ces procès-verbaux, indépendamment de toute atteinte à l'image ou à la vie privée, était susceptible de causer un préjudice personnel à Madame Bettencourt.
En effet, cette dernière était partie civile dans un dossier pénal dans lequel elle prétendait ne pas avoir été victime d'abus de faiblesse, alors même que cette publication la présentait comme une femme manipulée et affaiblie, ce qu'elle entendait contester catégoriquement en sa qualité de partie civile.
Désormais, il appartient donc aux journalistes de veiller à ne pas reproduire des actes de procédure, quelle qu'en soit la nature, s'ils entendent éviter de tomber sous le coup de l'infraction posée par l'article 38 de la loi sur la liberté de la presse.
Source :
Cass. Civ. 1ère, 28 avril 2011, n°10-17909