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La Responsabilité de l'écrivain, de Gisèle Sapiro

Publié le 17 mai 2011 par Savatier

 Les écrivains sont des individus dangereux qu’il convient de surveiller de près ! Cette opinion prit surtout forme à partir de la Restauration, lorsque les Royalistes se persuadèrent que la Révolution de 1789 avait puisé ses sources dans les livres publiés par les philosophes des Lumières. La faute à Voltaire ? La faute à Rousseau ? En partie, sans doute. Il faut d’ailleurs préciser que ce point de vue avait déjà été accrédité par les révolutionnaires eux-mêmes et il n’en fallut pas davantage pour conforter les gouvernants – civils et religieux – dans leur certitude d’une réelle dangerosité de l’écrit. Une nocivité dont ils soupçonnaient qu’elle se répandrait avec l’apprentissage de la lecture, lequel se développait alors de manière exponentielle.

Tant que le lecteur moyen avait appartenu aux strates supérieures de la société, supposées cultivées, raisonnables, il semblait déjà difficile de gérer ce risque ; mais il en devint tout autrement dès lors que le peuple put accéder au livre, a fortiori grâce aux éditions à bas coût et au développement des cabinets de lecture. Un peuple imprévisible, malléable, infantilisé, donc forcément incapable de réflexion, de recul. Un peuple surtout jugé perméable aux « mauvaises lectures » dont la nature pouvait remettre en cause tant la religion et le pouvoir que la famille et l’ordre social.

Voilà pourquoi émergea, dès le début du XIXe siècle, une notion précise de responsabilité de l’écrivain qui donna lieu à d’intenses débats juridiques et artistiques dont nous sommes encore aujourd’hui les témoins. La décision récente de retirer Louis-Ferdinand Céline de la liste des commémorations nationales montre combien ce débat reste vif.

Cette question vient d’être développée dans un essai de Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain (Le Seuil, 750 pages, 35 €). L’ouvrage, passionnant, érudit et remarquablement documenté, devrait longtemps faire autorité. Il traite d’un sujet capital, celui de la liberté d’expression et de création des hommes et des femmes de lettres, en d’autres termes, du conflit ayant opposé l’écrit (littéraire ou scientifique), la morale et l’esthétique, dans le laps de temps s’étendant de la Restauration à l’Epuration.

L’auteure met en perspective deux notions fondamentales : l’autonomisation progressive de l’écrivain par rapport aux pouvoirs (politiques, religieux) et l’exigence parallèle, de la part de ces pouvoirs, que ce même écrivain réponde de ses œuvres – du fond plus encore que de la forme bien sûr, même si le talent semble avoir constitué une circonstance aggravante en cas d’infraction.

L’illustration la plus concrète de cette question se trouve tout naturellement dans les procès qui furent intentés aux écrivains ; voilà pourquoi Gisèle Sapiro analyse avec précision les décisions de justice les plus emblématiques, des Chansons de Béranger et des pamphlets de Paul-Louis Courier aux publications des romanciers et essayistes de la Collaboration, en passant par les procès intentés à Flaubert, Baudelaire, Zola et Lucien Descaves. Les flaubertistes, notamment, seront intéressés au plus haut point par le magistral examen d’une affaire que l’on connaissait déjà, mais que la sociologue éclaire à l’aune d’une étude très fine de Madame Bovary.

Toutes les théories à l’œuvre sont examinées, qui couvrent un champ très vaste, s’étendant de l’irresponsabilité revendiquée au nom de L’Art pour l’art (ici, seule la forme, donc le style, compte) à l’engagement sartrien prônant une responsabilité illimitée. De même, chaque période fait l’objet d’une présentation claire du contexte historique, littéraire, politique et culturel dans lequel les œuvres incriminées viennent s’inscrire.

Au-delà toutefois des théories et de leurs conséquences judiciaires et pratiques, La Responsabilité de l’écrivain dresse un passionnant panorama de l’histoire de la morale publique durant toute la période considérée. Cette analyse permet de sérieusement remettre en question un certain nombre d’idées reçues. Ainsi, le lecteur prend conscience que, sous les règnes respectifs de Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe, en dépit de la pression religieuse dirigée contre de supposés « mauvais livres » souvent devenus aujourd’hui de grands classiques, des ouvrages plutôt lestes ne furent pas inquiétés (pensons à Mademoiselle de Maupin, roman de Théophile Gautier traitant de la bisexualité). Et si un repli vers l’ordre moral bourgeois fondé sur la famille et la préservation de la propriété privée s’instaura sous le Second Empire – Les Fleurs du Mal et Madame Bovary en offrent les exemples les plus célèbres –, la censure resta modeste au regard de celle, féroce, qui s’abattit sur la IIIe République. Ce nouveau pouvoir en place, pourtant laïc, disait agir au nom de l’intérêt national, mais aussi sous la pression des ligues de vertu, relayées par les courants de la psychiatrie du temps, qui contribuèrent, particulièrement en matière de textes « outrageant les bonnes mœurs », à donner une base pseudo-scientifique au puritanisme d’une Eglise en perte d’influence.

L’épilogue de l’ouvrage aborde brièvement les évolutions opérées sur la question jusqu’à nos jours. Face à la théorie lucide et favorable à la liberté de création de Roland Barthes, transférant la responsabilité de l’écrivain au lecteur (qui n’est guère éloignée de celle de Flaubert et qui, surtout, épouse le point de vue d’Oscar Wilde), force est de constater que les réponses de notre droit s’inscrivent dans un registre délibérément conservateur, voire néo-puritain. La liberté du pamphlétaire, de l’historien, voire du romancier, est aujourd’hui encadrée par des lois mémorielles. Et à « l’outrage aux bonnes mœurs », s’est substituée la notion floue de protection des mineurs contre la « pornographie ». L’utilisation dévoyée, aux fins de censurer les artistes, de l’article 227-24 du Nouveau code pénal, favorisée par l’autorisation laissée aux « associations familiales » de se porter partie civile dans un contexte de juridiciarisation croissante de notre société, en apporte l’illustration.

« Les défenseurs de la liberté de création, note Gisèle Sapiro, ne nient pas pour autant la responsabilité de l’écrivain, mais considèrent qu’elle relève du débat public et non de la justice. » En effet, la liberté d’expression ne gagne rien lorsque les prétoires l’emportent sur le forum. Et l’auteure de conclure : « L’autonomie par rapport à la morale ou à l’idéologie dominante est en tout cas la condition de ce questionnement de nos schèmes de perception, d’action et d’évaluation du monde qui, sans lui, continueraient à aller de soi. »

Illustrations : Couverture de l’édition originale de “Madame Bovary” - Page de titre de l’édition originale des “Fleurs du Mal”. 


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