Stupeur. Indignation. Tremblements dans les caleçons. Comment cela ? Alors qu’en Sarkozie, on conserve sans difficulté son statut d’oligarque honoré (sinon honorable), sa place dans le système et les privilèges qui en découlent même après une condamnation pour des choses un peu sérieuses (les condamnés sont en bonne place dans pas mal d’élections), voilà qu’on serait déshonoré rien qu’en étant soupçonné d’avoir voulu expliquer un peu virilement à une petite gourde qu’un grand homme – chance inouie – était prêt à lui donner du plaisir… Plus de respect pour rien.
Sans attendre d’en savoir plus sur « l’affaire », la grande machine médiatique de protection des gros mâles blancs s’est donc mise en route. À ce stade, ce qu’a fait ou pas DSK n’entre en ligne de compte que d’une seule manière : en révélant l’inconscient machiste totalement débridé d’une bonne partie des poussahs qui se sont crus autorisés à commenter l’événement du ton docte et assuré qui les caractérise.
Si l’on savait que la France sarkozyste commençait à tenir de la porcherie mentale, il restait à découvrir qu’elle abritait un bon nombre de verrats en rut. L’actualité internationalo-pelvienne arrive donc à point nommé, en nous ouvrant des horizons insoupçonnés sur l’état mental du pays…
Prenons un exemple simple : la matinale du lundi 16 mai (ce matin donc) sur France Culture. Les inoxydables éditorialistes mâles et radoteurs de sciences-po sont bien sûr présents. Et ils reçoivent le formidable Jean-François Kahn, l’inénarrable fondateur du journal crypto-poujado (quoiqu’honorablement anti-sarkozyste, personne n’est entièrement mauvais) Marianne. Entre deux tirades auto-promotionnelles destinées à faire vendre son ex-torchon – et, accessoirement, le dernier « essai » philosophico-oligarchique qu’il vient de commettre – M. Kahn profite de la tribune qui lui est offerte pour exprimer un point de vue fortement burné sur le passionnant événement.
Aux yeux des éditorialistes, ce point de vue est tout ce qu’il y a de plus fin, c’est délicat et plein d’esprit : leurs petits rires gourmands, et surtout un rien salaces, suffisent à en témoigner. Ils ne trouvent rien à y redire. Mais pour l’auditeur un rien sensible à des valeurs aussi simples que le respect de l’autre ou la lutte contre la brutalité et la domination sociale et sexuelle, c’est tout simplement à vomir. Citons:
J.-F. Kahn : Je suis certain, enfin pratiquement certain, qu’il n’y a pas eu une tentative violente de viol, je ne crois pas, ça, je connais le personnage, je ne le pense pas. Qu’il y ait eu une imprudence on peut pas le… (rire gourmand), j’sais pas comment dire, un troussage,
A.-G. Slama : il appelait ça une erreur de jugement (gloussements).
J.-F. Kahn : que y ait un troussage, euh, de domestique, enfin, j’veux dire, c’qui est pas bien, mais, voilà, c’est une impression.
Et, pour ceux qui ont l’estomac bien accroché, écoutons :
Les truculentes déclarations de J.-F. Kahn (mp3)
Ainsi, pour Jean-François Kahn, il existe plusieurs sortes de viols. Les « viols violents », tout d’abord. On en déduit par nécessité qu’il existe des viols moins violents, des viols doux et aimables, frais et légers comme un mot désuet évoquant des pastorales où bergers et bergères copulent en adultes consentants ou presque (le berger, au moins, est d’accord) pendant que broutent les moutons et que pépient les moineaux : les fameux troussages.
Un troussage donc, dans un monde qui, en langage juridique, connaît quelque chose d’un peu plus binaire, l’agression sexuelle d’une part et le viol de l’autre. Bref, un troussage: le bel euphémisme que voilà. Un peu comme « grand séducteur » pour « obsédé sexuel qui n’arrive plus à mettre la main sur ses cachets de bromure »…
Depuis le XIIIe siècle – en dehors de la langue technique qui veut que l’on trousse un volaille ou que l’on fasse le troussage d’une mine de charbon – le troussage, eh bien, c’est toujours un peu violent. Trousser pour détrousser, comme un bandit de grand chemin. Et trousser pour relever les jupes des femmes.
Et pourquoi donc relève-t-on les jupes des femmes, hein? Pourquoi les « trousse »-t-on si joliment? Pour leur faire de l’air? Pour vérifier qu’elles ont en place leur ceinture de chasteté?
Bref, si le troussage n’est, d’après M. J.-F. Kahn, pas un viol, on peut raisonnablement penser qu’il en est, à tout le moins, la condition nécessaire. Mais pourquoi Jean-François Kahn trouve-t-il donc le troussage si véniel, et si amusant? Pourquoi garde-t-il ce mot en bouche avec la délectation si écœurante que l’on entend à l’enregistrement?
Cette jeune soubrette, folle de désir pour les mâles blancs qui passent dans son hôtel, attend avec impatience le troussage pour lequel elle est génétiquement et socialement programmée
Mais, mon pauvre ami, parce qu’en bon français, de toute éternité et dans toutes les comédies qui se respectent, de Molière jusqu’à Marivaux, ce sont les soubrettes qu’on trousse…
Ah, les soubrettes! Leurs jupons, leur petit tablier, leur petit plumeau et… leur soumission légendaire. C’est tout un petit imaginaire fleurant bon le claque de grand-papa qu’on voit suinter là, un imaginaire où le droit n’est pas le même pour tout le monde, où les baronnes sont violées, mais les domestiques simplement troussées. Petites cochonnes, va!
L’une des spécificités des sociétés archaïques est qu’elles exigent des vertus différentes des individus qui la composent selon leur sexe. Au choix, le courage pour les hommes, la pudeur pour les femmes…
Une autre est qu’elle leur donne aussi des droits différents, selon leur sexe, encore une fois, mais aussi selon leur statut social. À Rome, par exemple, si profiter d’une esclave n’était pas un viol, mater sous sa douche la rombière du consul en était presque un.
Mais Jean-François Kahn n’est pas romain. Il est simplement un oligarque français, un indéboulonnable du système médiatique, sûr de sa place, de son droit à tout dire et de la finesse supérieure de chaque lieu commun qu’il lâche. Et confortablement machiste, sans même s’en douter.
Plus de consul, donc, et pas plus d’esclave: juste des hommes et des femmes, des puissants sûrs de leurs droits gloussant à de petites évocations salaces et des dominées qu’on trousse. Bref, pas de quoi en faire un drame. Ce serait quand même terrible que les choses changent!