Roland Cailleux : une nécessaire redécouverte
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Etrange personnage que Roland Cailleux ! Né d’un père médecin originaire du Nord et d’une mère auvergnate, il se considère comme un Parisien, mais, pendant longtemps, il partagera son existence entre la propriété de sa famille, à Saint-Genès-la-Tourette, près d’Issoire (en Auvergne) et son cabinet de gastro-entérologue à Châtel-Guyon, loin des milieux littéraires de la capitale. Il effectuera aussi nombre de voyages, en Italie, en Angleterre et au Maroc. Et s’engagera dans la marine après l’Appel du 18 juin (Gide, dans son Journal, évoque la lettre que le docteur Cailleux lui écrit de Mers-el-Kébir).
Cet éloignement explique-t-il la discrétion dans laquelle il a publié son œuvre ? Sans doute, en même temps cette discrétion s’explique par son indifférence au succès et par son goût du perfectionnisme, qui lui fit réécrire au moins trois fois ce Saint-Genès (Gallimard, 1943), son premier livre, qui nous revient aujourd’hui.
Cailleux, on l’a dit, était médecin, et avait soigné André Gide, dont il était devenu l’ami, et qu’il rapatria de Vence, dans sa voiture, en juin 1940. A leur arrivée en Auvergne, Cailleux fit à Gide la lecture d’une partie du manuscrit de Saint-Genès. Martin du Gard, Paulhan, fréquentèrent aussi, plus tard, la propriété auvergnate de Cailleux qui fut par ailleurs proche des milieux surréalistes et ami de Marcel Aymé et de Vialatte. Des lecteurs avertis, comme Jacques Laurent et Julien Gracq, plaçaient très haut son œuvre. Elle ne franchit pourtant jamais les limites d’un petit cercle d’admirateurs, qui échangeaient le nom de Cailleux comme une espèce de mot de passe. Gracq parle de « société secrète », de « confrérie clandestine », née lors de la parution de Saint-Genès.
Qu’est-ce que Saint-Genès ou la Vie brève ? La biographie imaginaire d’une jeune poète, écrite sous diverses formes : journal intime, récit à la troisième personne, aphorismes, correspondance, scénettes dialoguées, poèmes, et, même, un conte fantastique attribuéau héros. Cailleux, instinctivement, a compris que le roman était un genre sans règles, et pouvait prendre tour à tour, et même simultanément, des formes très différentes. On est bluffé par sa virtuosité, virtuosité de conception, et virtuosité d’écriture. Des passages entiers (la description de la maison de campagne de la grand-mère, inspirée par la maison familiale de Cailleux ; la mort de la jeune femme de Saint-Genès) sont de véritables morceaux de bravoure, dans lesquels une langue ferme, colorée, vive, suscite à chaque ligne des cris d’admiration.
L’intelligence de Cailleux, parfois, est trop visible, et il arrive à son roman de devenir une abstraction de roman, une idée de roman, plus qu’un roman en soi. Mais, très vite, son goût d’écrire, de conter, de pasticher, de s’ébrouer en liberté dans sa prose, reprend le dessus, et le lecteur se laisse à nouveau emporter par la multitude de tons, de registres musicaux, charriés par le livre. Cailleux est, souvent, extrêmement drôle, et le double portrait de la grand-mère (vue par son petit-fils : une respectable et paisible bourgeoise de la place des Vosges. Vue par une vieille amie : une fleuriste enrichie jouant à la grande dame) est un tour de force. On n’oubliera pas non plus la féroce description d’un concours de danse à Medrano, dans laquelle la liberté de sa langue, son aisance, son invention apparemment inépuisable, ne sont pas sans évoquer celles d’Aragon dans certains passages des Voyageurs de l’impériale.
Roland Cailleux
Après ce départ en fanfare, Cailleux se fera rare, très rare, de plus en plus rare : trois autres titres seulement ont été publiés sous son nom, jusqu’à sa mort en 1980.
Une lecture (1948), tout d’abord, dans lequel il rend hom-mage à Proust (il découvrit Proust à seize ans, et vendit tous ses livres pour pouvoir s’acheter l’intégralité de A la recherche du temps perdu) à travers l’histoire d’un petit industriel parisien (bon fils, bon frère, bon amant, Bruno dirige une verrerie rue de Paradis, tel un personnage de Simenon) qui, à l’occasion d’une cure de repos suite à une tuberculose, découvre l’œuvre de Proust et en est transformé. Cailleux voulait écrire « le roman du lecteur », et il réussit une œuvre passionnante, nous offrant à la fois une analyse pénétrante et intime de Proust, une galerie de personnages inoubliables, et une peinture fourmillante de vie de Paris à la veille du Front populaire.
Après Une lecture, il y eut les Esprits animaux (1955), suite de monologues attribués aux animaux les plus inattendus (du cobaye à l’huître, en passant par la girafe, le poisson chinois ou l’éphémère), dans lesquels Cailleux, au-delà du jeu, parvient à émouvoir, et, même, à être déchirant, quand il montre la surprise douloureuse de l’éphémère qui se voit, si vite, vieillir et s’affaiblir, ou la souffrance du cobaye à qui, un à un, ses petits sont enlevés par des mains anonymes.
Les Esprits animaux, en son temps, fut salué par les Lettres françaises… Suit un silence de plus de vingt ans : ce n’est qu’en 1978 que paraît A moi-même inconnu, sans doute son chef- d’œuvre, une somme de plus de cinq cents pages, dans lequel un homme de quarante ans s’interroge sur sa vie, et se soumet à une psychanalyse. On y retrouve la subtilité psychologique de Cailleux, la grande allure de sa prose, sa drôlerie, son appétit d’écrire, son goût des personnages. Le roman, salué par la critique unanime, heureuse de la réapparition, après plus de vingt ans, d’un très grand écrivain, ne rencontra pas le succès. Cailleux mourut deux ans plus tard.
Un livre posthume est paru : la Religion du cœur (1985), dans lequel Cailleux donne la parole aux personnages secondaires de la Bible sous forme de monologues qui rappellent ses monologues animaliers, et sont comme autant d’enluminures.
Dans les années cinquante, l’écrivain avait aussi publié deux romans sous pseudonyme dans lesquels il laisse libre cours à son humour, sa facilité, son allégresse, son plaisir de conter: l’Escalier de J.P. Sartre (signé Yves Lecœur), histoire de sosie à la Marcel Aymé, et A chacun sa chance (signé Richard Desmond), ou les aventures cocasses d’un gagnant du gros lot. Dans ces textes dictés rapidement, et que lui-même ne reconnaissait pas comme appartenant à son œuvre, on retrouve cette façon unique qu’il avait de donner à sentir une époque : le Paris des années cinquante revit dans ces deux romans comme celui de 1935 sortait littéralement des pages de Une lecture.
Roland Cailleux a tenu un Journal, dans lequel il évoque ses rencontres (Gide y tient une grande place), ses admirations (d’Ivy Compton-Burnett, Joyce, Valery Larbaud, mais aussi Salinger), ses lectures, son travail d’écrivain. Des extraits en ont été publiés dans un volume-hommage, publié au Mercure de France en 1985. Espérons que la réédition de Saint-Genès donnera à un éditeur la bonne idée d’en publier l’intégralité.
Roland Cailleux n’est pas un petit maître : c’est un immense écrivain méconnu.
Christophe Mercier
Saint-Genès ou la Vie brève, de Roland Cailleux. Le Dilettante, 448 pages, 25 euros.
N°82 – Mai 2011