Poésie du samedi, 24 (nouvelle série)
Pour saluer le retour des cornuelles (hélas, leur saison est déjà finie à Niort), j’avais repris une chronique où je citais la Légende des sexes, d’Edmond Haraucourt, illustre méconnu, en raillant un brin l’immense Victor Hugo que j’aime surnommer « le grand Totor ». On me fit le reproche d’une excessive familiarité suggérée par le diminutif « Totor » et l’on blâma le blasphème insupportable constitué par le titre d’Haraucourt… Donc en manière de pénitence, je me suis infligé la lecture de la Légende des siècles, histoire de chercher des rimes en or et pour tenter de démontrer qu’avec Totor, la rime pouvait être riche… Et j’en ai trouvé !
Je suis entré dans la Légende un peu comme chez moi puisque j’ai ouvert le grand livre sur ce vers fameux : « Il est nuit. La cabane est pauvre, mais bien close. » Donc, puisque la cabane était réglo, comme eut dit Pierre Dac, je me suis senti autorisé à continuer les travaux de lecture… Dans ce tumulte d’alexandrins déferlants, on trouve effectivement des trésors de rimes en or, des pépites étranges surgies de la moindre anecdote, des vers brillants mais pas immortels qui évoquent la saga d’obscurs monarques néanmoins mortels occupés justement à se trucider sur des champs de batailles oubliées… Par exemple, dans cet épisode hautement épique intitulé Le jour des rois, je fus surpris par une drôle de rime en or :
L’aube sur les grands monts se leva frémissante
Le six janvier de l’an du Christ huit cent soixante,
Comme si dans les cieux cette clarté savait
Pourquoi l’homme de fer et d’acier se revêt (…)
Et c’est pourquoi, s’étant par message entendus,
En bons cousins, étant convenus en famille
De sortir à la fois, vers l’heure où l’aube brille,
Chacun de sa montagne et chacun de sa tour,
Ils vont fêtant le jour des rois, car c’est leur jour,
Par un grand brûlement de villes dans la plaine.
Déroute ; enfants, vieillards, bœufs, moutons ; clameur vaine,
Trompettes, cris de guerre : exterminons ! frappons !
Chariots s’accrochant aux passages des ponts ;
Les champs hagards sont pleins de sombres débandades ;
La même flamme court sur les cinq Mérindades ;
Olite tend les bras à Tudela qui fuit
Vers la pâle Estrella sur qui le brandon luit ;
Et Sanguesa frémit, et toutes quatre ensemble
Appellent au secours Pampelune qui tremble.
Comme on sait tous les noms de ces rois, Gilimer,
Torismondo, Garci, grand-maître de la mer,
Harizetta, Wermond, Barbo, l’homme égrégore,
Juan, prince de Héas, Guy, comte de Bigorre,
Blas-el-Matador, Gil, Francavel, Favilla,
Et qu’enfin, c’est un flot terrible qui vient là (…)
« l’homme égrégore »… Le Barbo en question est inconnu au bataillon et les notes en bas de page de l’édition de La Pléiade évoquent une liste de noms assez artificielle pompée par VH. Mais égrégore ? Là, la note en bas de page du blaireau universitaire de service frise le ridicule : « vieux mot de la langue spirite qui s’applique à la matérialisation du corps astral ». Le Barbo serait donc un corps astral matérialisé dans la bataille ? Pfff, c’te blague ! On savait bien Totor versé dans l’art des tables tournantes depuis Jersey, mais c’est quand même pas le genre de zigue à croire pareilles balivernes. Plutôt le genre à nous la faire à l’épate avec un roi de papier assorti d’un mot bizarre et vaguement effrayant pour une rime sanglante avec Bigorre, qui en pleine bataille, doit naturellement s’entendre à l’anglaise : « be gore »…
Chez Hugo, cet égrégore n’est pourtant pas un hapax, comme je l’ai entendu dire récemment, puisque on en trouve au moins une autre occurrence, cette fois dans l’univers plus pacifique de la Première série de la Légende des siècles :
C’est à Malaspina de parler. Un vieillard
Se troublerait devant ce jeune homme ; il sait l’art
D’évoquer le démon, la stryge, l’égrégore ;
Il teint sa dague avec du suc de mandragore ;
Il sait des palefrois empoisonner le mors ;
Dans une guerre, il a rempli de serpents morts
Les citernes de l’eau qu’on boit dans les Abruzzes ;
Il dit : « La guerre est sainte ! » Il rend compte des ruses,
À voix basse, et finit à voix haute en priant :
« Fais régner l’empereur du nord à l’orient ! (etc, etc…)
Diantre ! Totor fait rimer avec mandragore et son égrégore culmine ici à la rime et au terme d’un rythme ternaire où il succède au démon et à la stryge, qui est comme chacun sait « une sorte de vampire tenant de la femme et de la chienne ». C’est donc un sacré bestiau, sous la plume de Victor Hugo, qu’un égrégore… Là aussi, je pense que le poète nous la joue à l’esbrouffe, en brandissant l’égrégore comme un épouvantail d’autant plus épouvantant que le mot était alors (comme aujourd’hui) ignoré de la plupart des dictionnaires et déchiffré par de rares hellénistes.
Pourtant l’étymologie nous rend l’égrégore beaucoup plus fréquentable quoique toujours un brin mystérieux. Passons rapidement sur l’hypothèse latine ex + gregs- gregis qui chez Hugo ne serait pas absurde, puisque désignant quelque chose ou quelqu’un qui serait littéralement « sorti du troupeau ». Et Totor nous parle bien d’un roi ou d’une bestiole peu ordinaire. Mais c’est un peu court…
L’origine grecque ouvre des significations bien plus séduisantes : il s’agirait d’un thème de parfait du verbe egeirô, dont le sens est « éveiller, réveiller, dresser », le parfait egregora donnant alors les sens possibles de « être éveillé, celui qui veille » selon Bailly et le dictionnaire étymologique de Chantraine. Et, par glissement de sens, celui qui est éveillé pourra être un veilleur et éventuellement un éveilleur. Certes, mais nous sommes encore loin des égrégores hugoliens…
La définition du mot donnée par l’encyclopédie Larousse renvoie aux « anges présents sur le mont Hermon » et précise que « les égrégores furent introduits en occultisme par Stanislas de Guaïta pour personnifier les forces physiques ou psychophysiques non surnaturelles en forme d’êtres collectifs ». Diantre ! Sauf que Victor Hugo ne pouvait avoir lu Stanislas de Guaïta (1861-1897) qui n’a commencé à publier qu’au milieu des années 1880, même si celui-ci définissait les égrégores comme des « êtres virtuels, entités collectives fastes ou néfastes » in La clé de la magie noire (1897). La Légende des Siècles fut publiée à partir de 1859, mais était en gestation depuis l’exil à Jersey où il fit tourner des tables puis à Guernesey). Hugo ne pouvait pas davantage puiser chez un Papus, alias Dr Encausse (1865-1916) ni un Saint-Yves d’Alveydre (1842-1909).
A la limite pouvait-il avoir lu Eliphas Lévi (1810-1875) dont le Dogme et rituel de la Haute magie fut publié en 1854. Mais le mot « égrégore » ne semble pas y figurer (j’ai vérifié en lisant les chapitres où il eut été vraisemblable qu’il y figurât)… D’autre part, l’historienne Irène Mainguy, dans son étude sur La symbolique maçonnique (Dervy 2001), évoque bien une graphie « égréggore » chez Eliphas Lévi mais de manière imprécise en citant sans indiquer de pagination un Traité de magie de 1860… que je vois nulle part dans la bibliographie des œuvres d’Eliphas Lévi !
Le mystère semble donc s’épaissir à mesure que l’on cherche à établir un lien entre l’étymologie et le sens probable, d’après le contexte, que Totor assigne à l’égrégore. J’ai quand même trouvé un dictionnaire où Totor aurait pu puiser au moins le mot, sinon la définition qui est encore bien loin des élucubrations des zozotéristes avec lesquels Totor copinait autour d’une bonne table, tournante naturellement ! Il s’agit du Dictionnaire de la Fable de François Noël (1755-1841) paru en 1801 (an IX) où je lis : « Égrégores, veillants. Quelques auteurs prétendent que c’est d’eux que les géants sont sortis. Suivant le livre apocryphe d’Hénoch, les anges qu’il nomme ainsi, épris de l’amour des femmes, s’assemblèrent sur le mont Hermon du temps du patriarche Jared, et s’engagèrent par des anathèmes, de ne se séparer jamais, qu’ils n’eussent pris les filles des hommes pour femmes. Hermon veut dire anathème. »
Voilà donc les égrégores définis un peu comme lurons partis en bordée… Et ce n’est toujours pas ce sens qui convient pour les deux occurrences chez Hugo… Quant au sens actuel de « transcendance immanente qui dépasse les individus et jaillit dans la continuité du groupe » (Michel Maffesoli), il semble tout aussi inadéquat appliqué à Totor. Mais le mot sonne bien et est chargé de mystère… Pour le poète de Booz endormi capable d’inventer de toutes pièces la ville de « Jérimadeth » juste pour le fun d’une rime insolite, ce mot charnu d’étymologie et de mythologie était une belle friandise pour épater la postérité…