Il a l'air de rien, Tommy. Tout petit, chétif, même âge que moi. En plus il souffre d'une grave maladie qui le fait trembler de tout son corps. Quand on s'est retrouvés sur la route, ma préoccupation principale était de ne pas trop le surmener. Surtout qu'il est arrivé au rendez-vous sur une rouillure déglinguée dont le dérailleur et la chaîne ne semblaient pas avoir été huilés depuis les glorieux jours de la Résistance.
On roulait au soleil, c'était vachement chouette, comme on dit dans l'hégzagaune. Il me prévient qu'il y a une sacrée montée devant, que lui la termine à pied. Je prends un bon élan, plutôt craintif à l'idée de révéler une faiblesse, moi qui chevauche rien de moins que la légendaire Rosie. Mon plan est de le laisser pousser sa bécane loin derrière, de façon à dissimuler mon éventuel essoufflement. C'est retors, mais c'est ainsi. Une toute petite butte mène à une fourche. Il me crie « à gauche ». Plein d'appréhension, je mords dans le bitume, en danseuse, léger, à l'aise. Au tournant, j'aperçois la colline, un truc très modeste. Je me rassois, on y va doucement. Soudain, l'autre Tommy gicle à côté de moi, vociférant : « le dernier en haut… » Je comprends pas la suite. Il a déjà 4 mètres d'avance et s'escrime à pédaler sur son tas de fonte et de rouille, scouic-scouic-scouic. Moi, je m'en fous, mais Rosie, elle a pas aimé. Il a fallu que je le rattrape en trois enjambées, que je le dépasse, pour lui laisser magnanimement la victoire à deux doigts du sommet.
Mon omelette est désormais coincée quelque part entre mon cœur et mes poumons. La suite de la balade est une enfilade de plans inclinés menant au sommet d'un bon ravin, qui domine la Charente. Tout au long, Tommy continue à me présenter le décor, ici le cimetière Gitan, là le quartier des riches, au fond, les terrains de foot, etc. Je me dis qu'il est en super forme, quoi ! Il a même pas l'air de remarquer que ça monte. J'ai la langue pendante, les bronches en feu, les mains engourdies. C'est poche, le vélo, je me dis. Crisse que j'haguïs ça, le béssik à la con, je me dis.
On s'arrête tout en haut. Il fume une clope et moi, dissimulant mal mon essoufflement, je maudis en silence ma forme, réduite à néant par 4 mois passés à boire du cognac avachi sur une chaise à taquiner le Qwerty, ce qui, il me semble, est une préparation idéale pour le Tour de France. Nous nous mettons à parler de filles, bien sûr. Lui de ses mortes et moi des miennes. Encore une clope. Le soleil décline. La Charente commence à exhaler sa froide haleine, qui rampe vers nous sur la pente en badigeonnant les fourrés d'une épaisse rosée hivernale. Nous décidons de rentrer à l'Héritage. Le retour est une longue descente, les mains crispées sur les cocottes, dans un soleil radieux, aveuglant. Le firmament est bleu de glace mais les pierres de la vieille ville sont réchauffées par la lumière et l'air est tendre sur mes jambes nues.
Nous sommes affalés dans le café devant nos demis. Tommy frictionne ses cuisses. On dirait qu'il va se trouver mal.
— Ça va, Tom ?
— Je meurs. Je meurs des jambes.
— C'est ton machin, là… T'as tes médocs ?
— Non, rien à voir, c'est que j'ai fait semblant tout le long de pouvoir te suivre… et là demain, je vais rester au lit, quoi ! Je me suis arraché les muscles ! Je me suis cassé les jambes, oh… le con…
Je ris, cruel, minable. S'il savait que tout le long du trajet, j'étais à deux poils de la défaillance, tellement il imposait un train d'enfer. Le salaud. Je continue à rire, mais je sais que j'aurai du mal à monter l'escalier qui mène à mon lit, tout-à-l'heure.
— Tommy, Tommy… C'est ta bécane, qui est nulle ! Elle fait scouic-scouic !
— C'est un vélo de fille !
— En plaques de plomb !
— Des années 50 !
— Un miracle que ça roule toujours. Ta chaîne va te lâcher un jour ou l'autre. Elle est mitée par la rouille.
— Je sais. J'aime ça. Quand je me balade seul, le son me tient compagnie. On dirait une chanson.
—© Éric McComber