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L'Assassinat de Mickey Mouse - PAR PIERRE PIGOT - COLLECTION "TRAVAUX PRATIQUES", PUF, 2011 par Pierre Pigot
Par Fric Frac Club
Les Fric-Frac Boys ne se contentent plus du web, ils envahissent aussi le papier. Ainsi notre compadre Pierre Pigot publie ce mois-ci aux PUF, dans la collection "Travaux pratiques", un passionnant essai de "disneylogie" intitulé L'Assassinat de Mickey Mouse. Dans l'espoir d'attiser votre curiosité de lecteur, nous vous en offrons ici, en exclusivité, les premières pages.
L'enfant est devant la télévision. Le monde imaginaire, saturé de couleurs clinquantes et de gestes hystériques, qui a été spécialement concocté à son intention, s'adresse à lui en un premier jour chaque fois recommencé – et l'enfant s'y absorbe dans une fascination jamais rassasiée. Le parent qui se tient dans son dos, quant à lui, hoche lentement la tête : qu'un pincement de nostalgie indue l'assaille, ou qu'il soit en mesure de réaliser l'artificialité creuse qui s'agite sur le petit écran, sa position est la même : celle d'une incrédulité face au fossé qui s'est creusé entre lui et ces dessins animés – une parole étrangère, dont il ne lui serait plus possible de s'approcher comme il le faudrait, puisque la naïveté lui fait désormais défaut.
Chacun sait que nous sommes encerclés, imbibés, saturés d'images, et ce depuis notre plus jeune âge. Bien souvent c'est un apprentissage des visages, des situations et des rires qui commence avec l'œuvre tentaculaire de l'univers Disney, dans toutes ses déclinaisons médiatiques. Quand Andy Warhol déclarait que Walt Disney était pour lui le plus grand peintre du XXe siècle, ce n'était pas seulement une énième boutade, destinée à déboulonner la mainmise de la doxa moderniste sur l'histoire de la peinture, ou à justifier le déferlement de la culture populaire dans le creuset du grand art : c'était aussi, plus vicieusement, une manière de suggérer que tous ceux qui avaient été jeunes depuis les années 30, avaient vu leur connaissance visuelle, leur appréhension de la réalité, littéralement peintes par les films et les comics des studios de « l'oncle Walt », comme en un apprentissage culturel désormais tout aussi obligatoire que les heures de classe. Certes, aujourd'hui, l'empire Disney n'est plus aussi vaillant et dominateur qu'il a pu l'être au siècle dernier : ses ressources se sont épuisées, et d'autres propositions, plus corrosives, plus en phase avec l'air du temps (parfois pour le meilleur, bien souvent pour le pire), sapent chaque jour davantage les bases de son trône – sans même parler du manga japonais qui est venu bouleverser le canon occidental du goût graphique et du récit d'aventure.
Parents, nous pourrions croire que l'enfant est chanceux de pouvoir profiter, devant ces images, d'une innocence qui nous aurait quittés depuis longtemps. Nous aurions tort. C'est nous qui, au contraire, sommes chanceux, parce que nous sommes les mieux placés, les mieux outillés, et si possible les plus soupçonneux, pour voir au-delà du simple visionnage – distinguer ce qui se dissimule, de négatif ou de magique, entre chaque intervalle de vingt-quatre images.
Il y a longtemps que l'université américaine s'est emparée du mythe Disney, de son corpus de films et de bandes dessinées aussi vaste que diversifié ; le fandom Disney, peu avare en kitsch, est toujours aussi vivace, et le connoisseurship (l'ensemble des spécialistes collectionneurs d'anecdotes, de petits détails et de précisions bibliographiques) se porte à merveille sur Internet, constituant la « Disneylogie » en une véritable petite science positiviste. Cependant, même s'il est encore mal vu dans la sphère intellectuelle de s'intéresser avec des outils philosophiques, politiques ou esthétiques à des canards et des souris qui parlent, on aurait tort de les écarter avec condescendance d'un revers de main, au nom d'une haute culture bien compartimentée d'avec la culture populaire. Car les films de Mickey ou de Donald ne sont pas seulement des instruments de divertissement : ils sont aussi des images, des objets créatifs, des incarnations de leur époque perméables aux contradictions du Zeitgeist ou des horreurs de la guerre. Tous ne méritent pas une étude particulière ; mais lorsque l'intuition nous fait deviner que quelque chose, là-dedans, travaille des lignes qui se recroisent avec l'esthétique ou la politique, alors il ne faut pas les ignorer, mais bel et bien s'y confronter sans idées préconçues, ouvert à l'intuition, en dégager les problèmes particuliers, et tenter d'apporter des mots aux questions qu'un regard suspicieuxfinit immanquablement par déterrer, comme dans la fouille archéologique d'un lieu très longtemps négligé parce que dépourvu d'un nom légitimé par les instances du grand art.
C'est ainsi que l'exposition Il était une fois Walt Disney, en 2006, fut encore le lieu d'un double malentendu. D'un côté, de bonnes âmes s'indignaient qu'un bâtiment aussi prestigieux que le Grand Palais fasse la publicité d'une multinationale du divertissement, de surcroît américaine, dont la présence, entre ces murs plus habitués aux toiles peintes hors de prix et aux vieilles poteries multimillénaires, équivalait pratiquement à une souillure ; de l'autre, des parents, ravis de pouvoir emmener leurs enfants dans une exposition qui puisse enfin les intéresser, se laissaient guider, avec un sourire béat, par un parcours historique totalement balisé, où chaque grande étape cinématographique de la firme Disney se voyait adoubée par une référence artistique sans qu'à aucun moment une véritable critique des processus esthétiques ou politiques soit ne serait-ce qu'esquissée. Ce double positionnement, qui a et aura encore longtemps la vie dure, est pourtant ce qu'il faut combattre dès lors qu'on s'apprête à fournir un véritable travail sur une telle matière, ingrate pour les uns, familière pour les autres. Ni rejet englobant tout dans une même absolutisation de la médiocrité mercantile, rejet aveugle agrippé à des valeurs de catégorie ou de rang qui ont pourtant été impitoyablement balayées par l'évolution de la culture occidentale ; ni adulation béate élevant chaque élément, même le plus dispensable, le plus dénué de pensée, à la dignité de science positive, ou pire encore, de matière réingérable à l'infini via ce phénomène atroce qu'on appelle l'adulescence, autorecyclage de la société de consommation dans ce qu'elle a de plus aliénant. La distinction entre Kulturindustrie et grand art établie par Adorno et Horkheimer, la « société du spectacle » de Debord, ne sont plus véritablement en mesure de nous aider, à partir du moment où l'on prendrait le risque de quand même ouvrir les yeux pour voir ce qui constitue la tornade médiatique dans laquelle nous ne cessons d'être emportés, et surtout pour voir si, par hasard, dans ce milieu somme toute biologique, où la chance d'une apparition, d'un événement, se renouvelle à chaque nouvelle courbe de tourbillon, nous ne serions pas passés à côté d'une merveille qui, à elle seule, serait la justification de tout le chaos inutile qui l'entoure.
La manière dont Don Rosa, avec les aventures de Picsou, a transformé un matériau purement commercial en œuvre digne de recevoir un Will Eisner Award, au même titre que les graphic novels les plus ambitieux, les plus « artistiques », a été le point de départ de ces trois « essais en Disneylogie » constitués à rebours, dans une archéologie qui tâtonnerait pour découvrir la source de ses gisements. Pas de Picsou sans Donald, pas de Donald sans Mickey – et de là, reprenant leur cours chronologique, des glissements, des moments de pétrification ou de trouble, se sont révélés à mesure que les vieilles bobines passaient les unes après les autres, et que les images se paraient sucessivement de teintes exaltantes ou saturniennes. Si le titre de ce livre est L'assassinat de Mickey Mouse, même si la souris n'y est pas toujours présente au premier plan, c'est bien parce que cette crime scene, enfin passée au crible, est le péché originel à partir duquel toute la Disneylogie se doit d'être redéployée. Un univers de possibilités enthousiasmantes se dévoilait dans le balbutiement de la technique, mais un meurtre psychique commandité par la raison financière y a mis bonne fin ; puis un contrat esthétique avait été établi, que les aléas de l'histoire, ses trouées sanglantes, ses retournements idéologiques, se sont chargés de venir contredire et tourmenter ; enfin, une norme de lisibilité et d'autonomie avait été instaurée une fois pour toutes dans les publications papier, et voilà qu'un dessinateur irrespectueux décide d'exprimer toute sa personnalité sans retenue et d'infuser à ce royaume de l'insipidité enfantine une dose massive d'humour subtil, de prolifération incontrôlée et d'impureté contemporaine. La Disneylogie, dès lors qu'on la fait dérailler hors des rails de son histoire officielle, est un récit plein de reniements, de contradictions, de destructions : on y voit des personnages être systématiquement dépouillés de leurs puissances, d'autres être soumis à un ordre du jour guerrier et propagandiste, des dessinateurs privés de leur droit à affirmer la paternité de leur originalité, ou relégués dans la marge par une norme commerciale que rebute la différence ; un créateur commettre un infanticide sous les yeux de millions de spectateurs, des croix gammées envahir la campagne américaine et des images racistes être projetées sans soucis, une œuvre graphique être sabotée par des diktatsfinanciers… On donnera d'autant plus l'impression d'être sévère avec Disney que de l'animation, de la bande-dessinée, il nous faut impérativement exiger le meilleur, et parfois même l'impossible, à la hauteur des fantastiques capacités d'expression et de pensée qu'on doit leur reconnaître. Mais terminer ce livre avec Don Rosa, son génie graphique et son concept d'aventure palmipède, c'est aussi vouloir affirmer que, même dans l'univers visuel le plus codifié, le plus asséché, quelque chose peut encore naître. A nous simplement de rester les yeux ouverts, pour pouvoir rendre aux auteurs, à l'heure qu'il conviendra, leur magnifique regard créateur.
Illustration : dessin de Don Rosa pour la couverture de The Life and Times of Scrooge McDuck (en français, La Jeunesse de Picsou).