Une île (8)

Publié le 16 mai 2011 par Feuilly

Nous nous sommes tous retournés et nous avons alors reconnu la jeune femme de tout à l’heure, celle qui nous avait regardés après être sortie de son bain dans la rivière et dont la prestance nous avait tant impressionnés. « Non, on ne les a jamais revus » reprit-elle et il y avait dans ses paroles à la fois de la tristesse et de la résignation, mais aussi comme la conscience aigüe d’avoir vécu un destin particulier. Elle me fixa dans les yeux, toujours avec ce sérieux qui semblait la caractériser. Elle me fixa et je sentis que quelque chose se passait, un « je ne sais quoi » qui me fit deviner que nos destins respectifs étaient en train de se jouer. Cela dura combien de temps ? Cinq secondes ? Six peut-être ? Mais déjà, j’avais compris tant de choses. D’abord que je ne m’étais pas trompé tout à l’heure et qu’elle était bien une personne fière, imposant le respect. Ensuite, que derrière cette histoire de la disparition des hommes se cachait un drame : celui de la solitude existentielle d’un être qui était condamné à trouver sa vérité seule sans jamais y parvenir, puisque toujours manquerait cette moitié inaccessible que représentait l’autre sexe.

"J’avais dix ans quand ils sont partis », poursuivit-elle « et depuis vingt longues années se sont écoulées. Ils ne reviendront plus, maintenant, c’est sûr. Leur bateau aura fait naufrage ou tout simplement ils ont décidé de nous abandonner à notre sort. Ceci dit, c’est peut-être mieux ainsi, du moins pour moi. Qu’est-ce que j’aurais fait s’ils étaient revenus ? Comment aurais-je accueilli les assassins de mon père ? Car je suis la fille du roi que l’on a assassiné. »

Alors, je l’ai regardée, saisissant d’un coup tout le drame cornélien qui se cachait là-derrière. Tandis que les autres femmes espéraient toujours le retour improbable d’un père ou d’un mari, elle, seule et à l’écart, s’enfermait dans sa douleur et ruminait sa vengeance. Du coup, déjà isolée sur cette île comme toutes ses compagnes, elle se singularisait en plus de ses amies d’infortune par son destin propre. Entre elle et les autres, il y avait ce meurtre qui faisait que si elle avait attendu comme tout le monde le retour des hommes, c’était pour de tout autres motifs. Partagée entre le désir de représailles et la peur d’être à son tour assassinée, elle ne savait plus trop, finalement, ce qu’elle désirait vraiment. Le fait qu’elle était de sang princier avait dû encore accentuer la distance qui la séparait des autres.

C’est tout cela que je perçus dans son regard. Cela et autre chose encore. Il y avait eu dans ses yeux un éclat un peu trop brillant, une sorte d’insistance qui m’avait troublé et qui m’avait fait souvenir que cette jeune femme, comme toutes celles de l’île, d’ailleurs, n’avait plus vu d’hommes depuis vingt ans. Les belles Amazones s’étaient bien débrouillées entre elles pour l’organisation de la vie quotidienne, comme nous avions pu en juger par les champs cultivés et bien entretenus que nous avionsaperçus, mais, en faisant soudain irruption dans leur monde exclusivement féminin, j’avais le sentiment que nous venions de rompre un équilibre précaire.

Je n’eus pas le temps d’approfondir mes pensées car déjà on nous conviait à un dîner, pour fêter le fait que nous avions échappé à un naufrage et pour célébrer dignement cette rencontre inespérée entre personnes qui n’auraient jamais dû se rencontrer. L’ambiance était à la fête. Le repas fut somptueux et nos hôtesses adorables. On parla beaucoup, on rit plus encore. Elles nous servaient à tour de rôle et sans discontinuer un petit vin rosé issu de leur vigne qui, ma foi, se laissait boire avec plaisir. Il avait aussi la particularité de délier les langues car mes compagnons n’en finissaient plus de raconter des histoires de marins, dont je me demandais bien s’ils les avaient vraiment vécues, s’ils les tiraient d’un roman, ou s’ils les inventaient pour les besoins de la cause, à savoir entrer dans les bonnes grâces de ces dames. Mais ils se donnaient de la peine pour rien, car sur ce dernier point il n’y avait aucun doute à avoir. Notre seule présence semblait avoir suffi à les bouleverser et la gaieté dont elles faisaient preuve montrait à suffisance qu’elles étaient heureuses de nous accueillir. Bref, ce fut une bonne soirée, qui se prolongea tard dans la nuit.

Parfois, quand je regardais dans la direction de ma princesse (c’est ainsi que je l’appelais intérieurement) je surprenais son regard qui me fixait. Elle semblait calme et heureuse elle aussi, mais elle conservait au fond d’elle cette gravité qui semblait la caractériser. Et puis, derrière sa bonne humeur, demeurait toujours comme une sorte de tristesse sous-jacente, qui elle aussi devait faire partie de sa personnalité. J’avoue que cette sorte de vague à l’âme m’attirait au plus haut point. J’aurais voulu l’aider, lui apporter quelque chose, je ne savais pas trop quoi, d’ailleurs, mais faire en sorte que son sourire fût spontané et n’exprimât point cette sorte de peine qui n’osait pas se montrer. Puis j’étais repris par la fête et l’ambiance générale. Je racontais moi aussi des histoires, je ne sais plus trop lesquelles d’ailleurs. Mais quand j’arrivais à la fin et que toute l’assemblée éclatait de rire, je me tournais vers elle et c’était une nouvelle fois pour surprendre ce regard rieur certes, mais aussi insistant et grave. On aurait dit qu’elle n’écoutait pas vraiment mes propos et que c’était moi en fait qu’elle observait. Elle se situait au-delà de mes mots et à la limite j’aurais pu dire n’importe quoi que cela n’aurait eu aucune importance. Ce n’était pas mon histoire qu’elle analysait, mais ce que j’étais moi. J’avoue qu’autant d’attention de sa part me troublait encore plus et je me demandais comment faire pour parvenir à me rapprocher d’elle car les places que nous occupions à table étaient assez éloignées.