Giacomo del Po (Rome, 1652-Naples, 1726),
La Gloire chassant les Vices, c.1710 (esquisse).
Huile sur toile, 72 x 99 cm, Rennes, Musée des Beaux-Arts.
Portée par la vague lyrico-maniaque qui a submergé, semble-t-il durablement, le paysage de la musique baroque ces dernières années, la popularité d’Antonio Vivaldi ne se dément pas, même si ou, peut-être, parce qu’elle repose sur une image partiellement tronquée. Si, à côté de ses opéras, le grand public n’ignore pas le compositeur d’inusables Quatre saisons et autres Gloria ou Stabat Mater, parfois ressassés ad nauseam, force est de constater que peu d’interprètes se risquent aujourd’hui à lui offrir d’explorer une production sacrée pourtant conséquente, tant en quantité qu’en qualité. Le nouvel enregistrement, publié il y a quelques semaines par les Éditions Ambronay, du charismatique jeune directeur d’ensembles Leonardo García Alarcón en propose une sélection, regroupée sous le titre accrocheur de Vespro a San Marco.
Ainsi que l’explique très justement le texte du livret signé par le chef, il est souvent extrêmement difficile de saisir nettement les contours de la personnalité de Vivaldi et, contrairement à ce qui se passe dans le cas de son contemporain Johann Sebastian Bach, de déterminer les parts de conviction personnelle et de pose obligée qui entrent dans sa musique religieuse. Ce que les archives nous apprennent, c’est qu’après avoir reçu la tonsure le 18 septembre 1693, il gravit les échelons de la hiérarchie ecclésiastique jusqu’à son accession à la prêtrise le 23 mars 1703, mais qu’il doit, pour des raisons de santé, cesser de célébrer la messe en 1705 ou 1712, selon les sources. Le cardinal Tommaso Ruffo s’appuie d’ailleurs sur ce dernier point, ainsi que sur les suspicions d’une liaison entre celui qui est alors Maestro de’ Concerti de l’Ospedale della Pietà et la chanteuse Anna Girò, pour interdire sa venue à Ferrare en 1737, contribuant ainsi à lancer une de ces légendes qu’aucun document ne vient étayer, celle du prêtre dévoyé à la foi et aux mœurs pour le moins douteuses. De fait, s’il ne fait guère de doute que Vivaldi a probablement embrassé une carrière ecclésiastique pour la sécurité matérielle qu’elle pouvait lui procurer et que « le resserrement de poitrine » qu’il évoque pour excuser sa défection du service divin ne l’a pas empêché de mener de front une carrière de compositeur, de soliste virtuose et d’imprésario, certains éléments laissent penser que le sentiment religieux est néanmoins bien réel chez lui. N’indique-t-il pas en tête de nombre de ses partitions les lettres L.D.B.M.D. (Laus Deo Beataeque Mariae Deiparae, « Louange à Dieu et à la Bienheureuse Marie Mère de Dieu ») et n’est-il pas décrit, de façon certes un peu exagérée, comme « extraordinairement dévot au point de ne lâcher le chapelet que pour prendre la plume » par Ernst Ludwig Gerber, suivant ainsi le souvenir de Carlo Goldoni qui, vers la même époque, représente le Prêtre roux en train de réciter son bréviaire pendant que lui trousse le texte de deux arias de Griselda (1735) ? Nous voici au cœur de cette ambiguïté qui enveloppe presque tout ce qui concerne Vivaldi, que ceux qui tendent à donner de sa vie comme de sa musique une vision trop univoque trahissent, à mon sens, plus ou moins complètement.
Le compositeur n’a, bien entendu, jamais écrit de Vêpres pour saint Marc comme pourrait le laisser imaginer le titre de ce disque, qui, à l’image de celui de Rinaldo Alessandrini (Vespri solenni…, Naïve, 2003), justement fêté à sa parution et avec lequel il partage quelques pièces, propose une sélection de psaumes et des motets assortie du Magnificat (RV610, ici), reliés entre eux par des antiennes pour la fête de saint Marc et se succédant conformément au déroulement d’une cérémonie de ce type. Le programme, dont la seule pièce vraiment rare est le Dixit Dominus RV807, authentifié à Dresde par la musicologue Janice Stockigt en 2005 et qui n’a fait l’objet, à ma connaissance que d’un seul enregistrement du probe Peter Kopp (Archiv, 2006), permet de mesurer à quel point la production sacrée de Vivaldi est d’une diversité et d’une richesse assez inépuisables, et représente une sorte de synthèse de ce que l’on trouve de meilleur tant dans ses œuvres instrumentales que lyriques. Qu’il s’agisse des voix ou des instruments, la virtuosité et le brillant sont de rigueur dans toutes les pièces, généralement assez exigeantes, dont la destination liturgique s’accommode fort bien d’une indéniable dimension opératique, mais dans lesquelles il serait cependant inexact de ne voir qu’un étalage un rien clinquant de paillettes destiné à faire scintiller les possibilités techniques des interprètes. Le compositeur y fait, en effet, preuve des talents d’illustrateur qui lui sont coutumiers (le De torrente du Dixit Dominus RV807 en offre un bon exemple), faisant ressortir avec un indéniable brio les affects véhiculés par les textes au moyen de variations d’éclairage et de rythme pensées avec une efficacité dramatique à toute épreuve, tout en prouvant ses capacités à écrire avec la même facilité dans le style concertant moderne qu’à la manière ancienne, en usant avec une aisance certaine, par exemple, de la fugue et du contrepoint. On y trouve enfin ces subits accès de mélancolie, ces balancements inattendus qui entraînent l’auditeur du plein soleil vers des territoires plus ombreux, comme l’In memoria aeterna du Beatus vir, RV795, un de ces mouvements impalpables où tombe le masque de la pompe en laissant voir le cœur à nu.
De cœur, Leonardo García Alarcón (photographie ci-dessous) et ses troupes n’en manquent pas, et ils se saisissent de la musique de Vivaldi avec ce mélange de fougue et de sensualité tempérées de tendresse qui fait le prix de leurs interprétations. Il y a, tout au long de ces presque deux heures de musique, un élan irrépressible qui ne connaît aucun relâchement et tient la dragée haute à Alessandrini, pourtant peu réputé pour être tiède, ainsi que des moments d’un incroyable raffinement qui ne pâlissent pas un instant devant celui des meilleures pages de la belle intégrale de la musique sacrée du Prêtre roux signée par Robert King (Hyperion). Les solistes sont globalement de très bon niveau, la haute tenue et la luminosité des trois sopranos, Maria Soledad de la Rosa, Mariana Flores et Caroline Weynants, ainsi que la solidité des deux ténors et de la basse compensant des altos et contre-ténor parfois un rien ternes et mal assurés devant les exigences des partitions. L’orchestre Les Agrémens apparaît, si on excepte quelques minimes et très ponctuels décalages, comme un accompagnateur de grande qualité, très réactif et bien coloré, ses chefs de pupitre (Flavio Losco au violon, Benoît Laurent au hautbois) s’acquittant, en outre, avec les honneurs des solos toujours un peu périlleux que leur a réservés Vivaldi. C’est néanmoins la prestation du Chœur de Chambre de Namur qui, à mon avis, mérite les plus hauts éloges, tant il fait preuve, dans chacune de ses interventions, d’une cohésion et d’une plasticité sonores magnifiques dans tous ses registres, se montrant capable d’alléger le son jusqu’à la diaphanéité pour, l’instant d’après, le densifier comme les nues annonciatrices du tonnerre (Et misericordia et Fecit potentiam – Deposuit potentes du Magnificat, RV 610) ou chanter avec toute la solennité et la jubilation requises les louanges du Seigneur dans les mouvements finals de certaines des pièces. Toutes ces qualités individuelles sont unies dans un même geste par Leonardo García Alarcón, fin musicien dont l’approche à la fois instinctive et réfléchie, nourrie par une réelle intensité du regard porté sur les partitions, ne peut que susciter l’enthousiasme. Son Vivaldi est vigoureux, parfois bouillonnant jusqu’à une certaine forme d’emportement, mais pourtant jamais brutal ou désordonné, l’intelligence du chef permettant à la musique de toujours demeurer racée, équilibrée et raffinée. Il est d’autant plus dommage, et c’est la réserve majeure que je formulerai à propos de cette réalisation, que tant de qualités soient compromises par une prise de son complètement artificielle qui brouille les plans en séparant les solistes, captés de très près, du chœur et de l’orchestre, plus lointains et imprécis, comme si l’enregistrement résultait de l’assemblage de prises hétérogènes dont les coutures auraient ensuite été estompées en usant de la confortable réverbération de l’abbatiale d’Ambronay. Une perspective sonore ainsi faussée ne sert pas, à mon avis, le travail des artistes.
Malgré ce bémol, je conseille à tous les amateurs de Vivaldi et, plus largement, de musique baroque sacrée d’écouter ce très bel enregistrement de Vespro a San Marco qui leur fera passer un moment musical que je gage enthousiasmant. On espère que Leonardo García Alarcón et ses remarquables musiciens reviendront un jour prochain vers la production liturgique du Prêtre roux et que les pistes passionnantes qu’ouvre leur disque donneront l’envie à d’autres jeunes ensembles de s’y pencher à leur tour, tant les découvertes qui restent à y faire sont nombreuses.
Antonio Vivaldi (1678-1741), Vespro a San Marco. Domine ad adjuvandum, RV593, Dixit Dominus, RV807, Confitebor, RV596, Beatus vir, RV795, Laudate pueri, RV600, Lauda Jerusalem, RV609, Magnificat, RV610, Laetatus sum, RV607.
Maria Soledad de la Rosa, Mariana Flores, Caroline Weynants, sopranos. Joëlle Charlier, Evelyn Ramirez, altos. Fabián
Schofrin, contre-ténor. Valerio Contaldo, Fernando Guimarães, ténors. Alejandro Meerapfel, basse.
Chœur de Chambre de Namur
Les Agrémens
Leonardo García Alarcón, direction
2 CD [69’51” et 47’56”] Éditions Ambronay AMY029. Ce coffret peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Domine ad adjuvandum, RV593 : Domine ad adjuvandum
2. Dixit Dominus, RV807 : De torrente
Evelyn Ramirez
3. Confitebor, RV596 : Memoriam fecit
Fabián Schofrin, Fernando Guimarães, Alejandro Meerapfel
4. Lauda Jerusalem, RV609
Mariana Flores, Maria Soledad de la Rosa
Illustrations complémentaires :
Pier Leone Ghezzi (Comunanza, 1674-Rome, 1755), Antonio Vivaldi, c.1723. Encre sur papier, Bibliothèque Vaticane.
La photographie de Leonardo García Alarcón est de Jacques Verrees, extraite du site du CAV&MA.