Nous quittons la Havane le 27 avril avec de l'est soutenu, conditions habituelles depuis mon arrivée à la marina Hemingway. Heureusement, un peu de sud dans l'est nous permet de gagner vers le détroit de Floride avec l'espoir de ne pas avoir à louvoyer. Le Gulf Steam qui chemine entre Cuba et les US dans notre direction nous y aide grandement. A peine partis, c'est 2 à 3 noeuds qu'il rajoute à notre vitesse mer. Un vrai tapis roulant. 20-25 noeuds au près serré avec deux ris et génois réduit, nous pourrions toiler un peu plus mais privilégions une première nuit plus confortable que sportive. 6 à 7 noeud au speedo, presque 10 au GPS suffisent amplement. En fin de nuit, les phares de Key West apparaissent. Le vent adonne régulièrement jusqu'à nous positionner sur le bon angle pour entrer dans le détroit de Floride sans avoir à tirer de bord. Au plus près, nous passons à moins de 4 milles des keys avant que la côte ne s'incurve vers le nord et nous permette de reprendre le large. Route directe, rapide et idéale donc.
La grande discussion du bord tourne autour des Bahamas. Stop ou pas stop? Bernard est très motivé, Guillaume pas mal aussi, moi, nettement moins. Pas de carte détaillée, pas d'instructions nautiques à part un vieux guide du bord de 1994 sur Grand Abaco. Le cruising permit à 300 USD pour n'y rester que quelques jours ainsi que la crainte de me retrouver au beau milieu d'une foule de caincains ne m'attirent guère. Ceci étant, les photos du guide sont alléchantes, Grand Abaco est bien située sur notre route et la météo pour la suite du trajet vers les Bermudes est mauvaise, vent fort et durablement dans le nez. Alors ok pour Abaco et cap plein est une fois sorti du détroit de Floride. Troisième et dernière nuit, le ciel se bouche, tonne et s'éclaire au nord comme au sud. On va y avoir
droit. En mer, je ne crains pas grand chose sauf l'orage. On ne peut rien y faire sinon subir. Etre foudroyé tient de la loterie et, au delà du risque physique, signifie à coup sûr la destruction de toute l'electronique et des circuits électriques. Ça y est, on est dedans. Je coupe l'alimentation générale même si ça ne sert pas à grand chose, amarre la barre. On se réfugie à l'intérieur et on patiente. Bourrasque, averse serrée, la foudre passera à moins de 600 mètres de nous mais le gros du système s'éloigne au bout d'une heure. Plus d'air du tout ensuite. Moteur donc. En fin de matinée, nous prenons prudemment une passe nette qui coupe le reef d'Abaco et mène au canal entre Grand Abaco et ses Cayes. Entre 1 et 5 mètres d'eau partout. L'eau est cristalline, les plages immaculées et désertes. A ma grande surprise, les bateaux sont peu nombreux. Quant à Green Turtle Cay, port d'entrée et « popular stop » selon le guide nautique, on ne peut guère imaginer plus calme. Le village de 400 habitants semble endormi. Ses pimpantes maisons en bois sont silencieuses, et la rare circulation est le fait de golfettes electriques tout aussi furtives. Les rares autochtones croisés sont souriants et ne manquent jamais de nous saluer par un « howareudoing ». Tout est propret et assez irréel.Les deux premiers jours, nous privilégions les cayes au nord de green Turtle, non habités et les moins fréquentés par les voiliers. Jamais plus de cinq dans chaque vaste mouillage. Sympas en plus. Un couple de suisse écrase le précédent record de « marinisation » croisé tantôt: 29 ans qu'ils naviguent! Ils ont tourné la planète
dans tous les sens possibles, sont une mine d'information mais réfrènent quelque peu nos habitudes de baignades en nous signalant que les eaux pullulent de requins, pas aggressifs soit-disant, mais quand même. Plages et eaux sont paradisiaques et ça mort dans le canal: superbe barracuda pour trois mais quel dilemme dans cette zone à ciguatera. Le manger ou pas? La tentation est d'autant plus grande avec cette plage déserte, invitation au barbecue. Nous interrogeons un américain. Son guide indique qu'en deça de 5 pounds, on peut tenter. Serviable, il nous amène même sa balance sur le bateau afin que nous puissions vérifier. Nous prenons le risque, nous régalons et si le lendemain matin, Guillaume se demande si son mal de cheveux est le premier symptôme de la gratte. On finit par convenir que le problème vient plus probablement de la dernière survivante de Havana Club qui s'est heroiquement éteinte avec le poisson de la veille. Du coup, le barracuda suivant du lendemain finira également dans nos assiettes sans que nous ne nous posions plus trop de questions. La navigation dans le canal avec un dériveur est finalement assez simple, surtout après Cuba. Il y a peu d'eau mais le guide donne des waypoints précis, les passages délicats sont souvent balisés et si on touche, ce n'est que du sable. On ne fait même pas attention au marnage assez limité ici, sauf quand l'entrée du lagon de Hope Town à marée basse se révèle être plus que limite. Lorsque le sondeur indique un mètre avant de décrocher complètement dans le chenal et que je m'attends à m'échouer, je me promets de regarder la marée à la sortie. Ça passe. Au pire on aurait bloqué les entrées et sorties de la navette pendant quelques heures en attendant que l'eau remonte. Les Cayes du sud sont plus fréquentées et habitées mais les villages, aussi jolis soient ils, sont toujours plongés dans un coma profond. Quelques américains promènent leur 80 ans et 100 kilos minimum sur leur golfette, un verre de soda light à la main. Trouver le seul bar ouvert pour une mousse et un billard en fin de journée tient du jeu de piste, surtout à Man-O-War, en territoire mormon qui proscrit évidemment toute boisson alcoolisée. Très tranquille, trop même mais pour une semaine, c'est parfait d'autant qu'en matière d'animation, le numéro de duettiste entre Guillaume et Bernard est parfaitement rodé et m'assure du grand spectacle en permanence.Une fenêtre météo semble enfin s'ouvrir pour le 7 mai. Il était temps car Guillaume doit être rentré en France le 16 et tient
si possible à faire la traversée vers les Bermudes. Pas beaucoup de marge mais ça doit passer et ce départ tardif me donne en plus la chance de pouvoir skyper Thao pour son anniversaire avant de lever l'ancre. Nous quittons les Bahamas avec peu d'air, juste assez pour envoyer la toile après quelques heures. Les 48 premières heures sont molles et douces. Le vent commence à s'établir un peu et au fur et à mesure que nous progressons vers le nord-est, les températures de l'eau comme de l'air fraichissent nettement. Nous quittons les tropiques pour de bon cette fois-ci.Le troisième jour, nous accrochons enfin la depression derrière laquelle nous courrons depuis le départ. Le vent dépasse enfin 10 noeuds, Galapiat accélère. En fin de journée, l'anémomètre affiche plus de 20 noeuds et n'en redescendra plus avant l'arrivée aux Bermudes. La traversée s'anime. Un ris, puis deux. L'océan blanchit et la belle grosse houle caractéristique de l'Atlantique nord enfle.
Au travers, lancés à 6 -7 noeuds, nous naviguons comme sur des collines. Nous sommes secoués. Bernard, pas encore habitué à ces conditions atlantique nord me demande circonspect « c'était comme ça au retour de Panama? ». Oui et bien plus fort souvent d'ailleurs mais la grande amplitude des vagues fait que le bateau tape moins que dans des mers plus serrées. Rien de traitre, juste un peu impressionant au départ. Le quatrième jour, nous ne quittons plus guère cirés, polaires et bottes. Les vagues un peu moins régulières que les autres éclatent parfois contre le franc bord au vent et noient pont et cockpit. C'est très vivant et le bateau se comporte très sainement. Le ciel a perdu ses couleurs tropicales au profit d'un bleu délavé de type «Europe tempérée ». Depaysant après presque deux ans entre tropique du Cancer et du Capricorne. Le cinquième jour, le vent frise avec les 30 noeuds établis.Troisième et dernier ris pour rester confort et surtout pour encaisser
les surventes des grains très fréquents que nous traversons et qui poussent parfois jusqu'à à 40 noeuds. Le rythme du bord s'est adapté aux conditions. Fini la glande et les orgies de lecture. Celui qui est à la veille manoeuvre et prend souvent la barre pour abattre et encaisser les grains et les surventes. Les autres séchent leur cirés et piquent un somme. On continue néanmoins à se préparer d'excellents repas midi et soir et à tenir le bateau propre et ordonné. Une femme à bord serait peut être outrée de nos rots trop fréquents mais reconnaitrait la qualité et la diversité de la cuisine du bord, en particulier dans des conditions aussi acrobatiques. Vers 3 heures du matin le dernier jour, j'aperçois le phare Gibbs à l'horizon. Les conditions se sont un peu calmées et lorsque je laisse Guillaume prendre son quart, l'océan est moins gondolé, nettement plus fréquentable. Dernier run jusqu'à la passe de Town cut. On a laché un ris et déroulé du génois pour le plaisir. Galapiat avale la dernière vingtaine de milles entre 7 et 8 noeuds. Le soleil naissant filtre comme un signe divin à travers les grains menaçants. Somptueux. Guillaume a pris la barre et savoure sa dernière matinée royale sur le bateau tandis que je réponds aux très précises questions de Bermuda Harbour Radio: détails et identification de l'équipement de sécurité, accroche de Galapiat sur leur radar, nouveau rendez-vous au sud de la spit Buoy à l'entrée du chenal. Très pro et très clair. Nous serrons le vent au maximum et ne lançons le moteur qu'à l'entrée du chenal. On affale. Oh, oh, quelques coutures zig zag ont sauté. Une révision de la GV s'impose, surtout avant les quelques 2000 milles probablement musclés qui nous attendent pour les Açores. Formalités rapides et très courtoises. Ultra british ces Bermudes. Couleurs encore tropicales mais il fait frais même à terre. Quant à la température de l'eau, elle est passée de 27° aux Bahamas il y a 6 jours à 20° ici et maintenant.On est presque en Europe déjà....