Publié il y a près de 50 ans, en 1962, Les veuves de Santiago est le deuxième roman de Jean
Raspail., après Le vent des pins, qui se passe au Japon. S'il est à nouveau disponible aujourd'hui, il faut en remercier la préfacière,
Anne Brassié, qui n'a eu de cesse d'obtenir l'autorisation de l'auteur de le rééditer, ce qui est chose faite depuis l'an passé chez Via
Romana ici.
Avec ce grand voyageur qu'est Jean Raspail - dans mon jeune temps, j'ai assisté à ses conférences de Connaissances du monde -, le dépaysement est toujours au
rendez-vous de l'univers romanesque, même lorsqu'il se passe en France. Cette fois, il nous transporte dans la puna, une région située dans la cordillère des Andes.
Santiago est le nom d'une hacienda de là-bas, dont les Maîtres depuis deux cents ans appartiennent à la famille Almagro. Ils règnent sur des villages d'Indiens quetchoas, chrétiens qui ont gardé des superstitions païennes. Ils ont des troupeaux de moutons et de vastes terres, sur lesquelles il n'est pas rare de voir passer des harems de vigognes.
Le roman commence par l'enterrement de Juan Almagro, grand consommateur d'alcool et d'Indiennes, comme son aïeul Hernando, tout en étant marié à la belle et blonde Aurora, qu'il considère comme une oie blanche et avec laquelle il se comporte comme un goujat pendant l'année que dure leur mariage, interrompu par sa mort. Il a en effet prématurément péri des mains de celui qu'il a tué lors d'un duel. S'il avait survécu, il aurait subi les foudres de la loi, représentée par un officier de la Guardia Civil, le Lieutenant Mendoza, un métis :
"La loi est la loi : on ne tue plus pour une injure et les hommes perdent leur honneur".
Le général Ortiga est le président de la république andine où se déroule l'histoire. Il vient de décréter une réforme agraire qui doit être appliquée dans les trois mois qui suivent les obsèques de don Juan. Diego de Almagro, le Maître de Santiago, ne pourra garder qu'un quart de ses biens, mais pourra éventuellement acquérir un autre quart, s'il en a les moyens, les Indiens recevant en principe les trois quarts de tous les biens, sous une forme ou une autre.
Diego a pour maîtresse une ravissante et clairvoyante Indienne, Vicuña, qui a des yeux de vigogne, d'où son surnom, qui s'est élevée au-dessus de sa condition. Manuel, le cousin de Diego et le raté de la famille, qui a échoué comme garagiste, a pour femme l'intelligente Elena qui ne supporte pas sa médiocrité et a foi dans le domaine des Almagro, que dirige sereinement cet aristocrate de Diego, auquel elle s'efforce de ressembler de plus en plus, au fil des trois ans qui s'écoulent depuis son arrivée. Aurora et Elena sont en quelque sorte "veuves toutes deux, mari mort ou vivant" de Santiago.
Pour acquérir le deuxième quart, don Diego a l'idée d'envoyer Manuel à Puerto-Azul y vendre la laine des moutons de l'hacienda et les toisons d'un certain nombre de vigognes. En effet "les cours de la laine n'ont jamais été aussi élevés" et "les cargos anglais arrivent en meutes, les courtiers de Londres achètent au plus haut prix". Cinq camions sont loués pour l'opération qui va durer six semaines et qui ne peut que réussir, l'hacienda ayant en la personne de Manuel "le meilleur mécanicien des Andes".
Manuel part donc. En son absence, don Diego se retrouve désoeuvré, en la compagnie d'Indiennes, pour qui c'est un honneur de partager la couche du Maître, et des trois belles,Vicuña, Aurora et Elena. Il boit du pisco, il se débauche, ne s'occupe plus que de dames. Après avoir écarté Vicuña, il cède à Aurora, qu'il n'aime pas et qui le lui rend bien, qui n'est décidément pas une oie blanche, et à Elena, qui l'aime et qu'il aime peut-être, qui tente de sauver Santiago et de déjouer les manoeuvres de Mendoza. Le métier d'homme n'est-il pas de succomber à la faiblesse de la chair et de suivre les volontés du beau sexe ?
Sans dévoiler la fin de ce livre, magnifiquement illustré par Yan Méot, tous les ingrédients sont réunis pour que l'histoire finisse mal, mais en beauté, pour le personnage principal, détenteur de l'honneur et du titre. Tout un monde de tradition s'achève et entraîne dans sa chute ceux-là mêmes qui devaient profiter de sa disparition, thème récurrent dans les oeuvres suivantes de l'auteur, où la même musique, d'un style qui parle à l'imagination, s'est prolongée, en se bonifiant, pour notre plus grand bonheur.
Francis Richard